Et pourtant elle est si vive…

Arnaud DELCORTE, Tessons au sable, photographies du poète, Coudrier, 2023,136 p., 22 €, ISBN : 978-2-39052-052-8

delcorte tessons au sableTrois ensembles composent la « Table des textes » du recueil Tessons au sable, qui associe poèmes et photographies composant un carnet de voyages. L’ouvrage s’ouvre sur deux exergues, citations de Paul Bowles et de Natsume Sôseki. La phrase extraite du Voyage poétique de l’écrivain japonais se découvre comme une balise à l’entrée d’une navigation, un premier « tesson » éclairant le cheminement auquel Arnaud Delcorte nous invite : rien ne me presse dans ce voyage… Quant à Bowles, ce sont ces moments fugaces et essentiels, vécus dans l’enfance,  qu’il nous invite à célébrer et que nous négligeons si volontiers.

Bowles nous reste bien sûr présent à l’esprit lorsque survient le premier texte de Delcorte : Tanger, cette mer, poème initial de l’ensemble Mare Nostrum qui nous conduira à Fès, Palma, Sète, Grasse et Santa Margarita de Pula. Chaque ville, sous le regard du poète, mais aussi du photographe, devient une fulgurance. Un instant initiateur (Plastiques épars / Corps étrangers / Vomis par la marée) guide le regard et la plume de l’auteur pour nous mener au large ou au plus près, au gré du vol des oiseaux, du roulement des vagues, des frissons de la brise.  Surviennent aussi les images engendrées par les intimités de l’amour évoquées dans l’environnement de lumière et de sons à Fès (Rituel à la fontaine / (…) Jeux d’enfants et de moineaux par le volet / Nos prières / dans la petite chambre ouvragée.). Palma est le lieu d’une Perdition dans les dédales du sommeil. À l’intime passion (Sous l’arc éclectique des passions / je plonge / Déclinaison bistre à l’embrasure de ton jeans (…) Sous le maillot de cet homme fleurit une / orchidée noire aux multiples saveurs)  se mêlent les jaillissements des silhouettes que la lumière découpe (L’homme aux babouches d’or / bras tendu vers le large).

Sète, Grasse, Santa Margarita de Pula prolongent le voyage dans Mare Nostrum. Ces villes nourrissent à chaque page la puissance sensuelle que le lieu exulte, dans une lumière qui est autant aveuglement que révélation. Ainsi, même si On n’y croyait pas trop / Le bonheur s’est construit peu à peu / Au rythme sourd des soupirs…

Le Sirocco, le Quartz s’ouvrent sur une question vertigineuse de Forough Farrokhzäd, la poétesse rebelle de l’Iran : Qui es-tu sinon un instant / un instant qui ouvre mes yeux sur le désert de l’âme. / Laisse / que j’oublie.). En Egypte (Al Qusair, Aswan), Algérie (Naama), Tunisie (Marsa), le poète perpétue ce remuement de l’âme qui oscille et tremble entre l’exploration du lieu et celle de soi. Des détails, parfois (faussement) désinvoltes (des glaçons dans un verre de mojito au bord de la piscine l’espace) semblent une ultime pudeur à dire l’angoisse qu’engendre l’offensive du désamour à l’approche d’une rupture avec l’être aimé (Ces jours / où l’amour devient rixe), la fascination des corps aperçus, dérobés par le regard (Ensorcelés les éclats d’or liquide sur les torses/ quand ascète à la douche d’aluminium/ Ahmed procède aux ablutions). Mais il y a aussi, comme dans plusieurs recueils de Delcorte, l’écriture à cru de la sensualité, de la séduction des corps, de l’assouvissement des désirs. On pourrait penser qu’il y a là volonté aussi de provoquer, d’écrire dans une formulation dépourvue de fard. C’est au détour d’un vers (d’une ruelle ?) de Naama que le poète se dévoile : Écrire c’est découper des petits morceaux de vie / qu’on rabiboche comme on peut.

Est-ce à cette exploration-là que nous mènera Blue Shift, après Santa Fé, Las Palmas, San Francisco, Los Alamos, Seattle? Le poète poursuit-il ainsi la quête de L’œil de l’autre / pour ravir à l’ultime soupir / <Sa> part d’insoumission ? Il fait poème de ce que la lumière donne à voir, malgré l’aveuglement : Elle te fait voir / Et pourtant elle est si vive / Que jamais tu ne pourras la voir.

C’est dans la fragilité des lucioles, qu’il faudrait alors constater celle de la poésie ? Les lucioles à l’herbe d’automne / L’homme sourd au repentir / L’âme à la traîne du jour / sont comme tessons au sable.

Jean Jauniaux

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Agenda

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Dimanche 25 juin à 14h, au Salon des littératures singulières (Écuries royales, rue Ducale, 1000 Bruxelles) :

Parlons Poésie
Belgique, terre de poètes. Trois voix singulières pour dire ce que la poésie peut encore.
Avec Isabelle Bielecki (Fiel au cœur, Bleu d’encre), Arnaud Delcorte (Tessons au sable, Coudrier), Aurélien Dony (Grammaire du vide, L’arbre à paroles)
Rencontre animée par Fanny Goerlich