Isabelle BIELECKI, Fiel au cœur, Bleu d’encre, 2023, 60 p., 12 €, ISBN : 978-2-930725-55-0
Orné de photographies en noir et blanc de Pierre Moreau, agrémenté d’une préface de Martine Rouhart, le recueil Fiel au cœur (dédié d’ailleurs à la préfacière et au photographe) s’ouvre sur la fulgurante formulation de Jean-Paul Sartre, « L’enfer c’est les autres », en guise d’épigraphe. On sait trop bien l’importance des signaux que lance un livre avant même que sa lecture n’en ait été entreprise. Ainsi le Noir et Blanc chez un photographe dont on connaît la merveilleuse dilection pour la couleur, la force de frappe de ce « les autres » et du titre de la pièce de Sartre, Huis clos, annoncent d’emblée qu’il s’agira ici d’affronter les éléments d’une météorologie inclémente, le contraste violent, l’affrontement de Titans dont la puissance ronfle au loin. Comme le titre l’indique, il s’agira ici d’un conflit intime, intérieur dont l’intensité se déploie d’autant plus qu’elle est contenue, retenue.
Les textes courts, incisifs, sont cisaillés pour se disposer en vers dont la fragmentation invite à une lecture à voix haute, qui leur donne pleine puissance et intense vertige.
Isabelle Bielecki évoque, page par page, des instantanés de la schizophrénie et de la paranoïa d’un « Il », le protagoniste dont elle s’empare des angoisses, des peurs, des effrois pour les formuler comme autant de « micro-nouvelles ». « Il » traverse le quotidien le plus banal en y projetant la terreur d’une inquisition imaginaire, surgissant sous les aspects les plus anodins, d’autant plus effroyables.
Seule une mouche / Zigzague puis se pose / Regard noir. / Il remonte en courant. Le premier récit contient tous les autres : l’enfermement de celui qui Avant de sortir / (…) hésite / Scrute le ciel / Les fenêtres d’en face / Leurs rideaux / Inquisiteurs par vocation. L’enfer surgit de ce quotidien, des « autres », invisibles pourtant, dissimulés peut-être derrière les mouvements des rideaux.
Les hallucinations s’insinuent par tous les sens : l’odorat, l’ouïe, la vue. Chaque instant du jour ou de la nuit transporte son lot terrible de menaces imaginaires. Elles surgissent de l’ombre souterraine, d’autant plus réelles pour le pauvre esprit en proie à leurs assauts, à leur traque incessante et obsédante.
Le cheminement du mal engendre les plus noires aversions, la haine n’étant pas la moindre. Les souvenirs se ré-inventent, dépourvus de ce qu’ils auraient pu contenir d’apaisement, de consolation, de lumière tout simplement. Alors ? Vers qui, vers quoi tourner la violence, si ce n’est vers soi-même ?, tandis que de la cave aux combles / [il] traque son ombre. Reste la nuit qu’il traverse solitaire, En faisant tournoyer / Sa canne d’éclopé. Même là, dans le silence des nuits, les bruits ceux dans sa tête / Se réveillent se consultent / Complotent à mi-voix / Jusqu’à ce qu’il sanglote. Le temps s’éternise, Les heures freinent / leur course / Même la lune ne glisse / plus sur son ardoise / Elle crisse.
En composant ce Fiel au cœur, Bielecki a trouvé des accents poignants pour exprimer la paranoïa d’un personnage dont les photographies de Moreau prolongent l’angoissante fantasmagorie dans un fourmillement végétal.
L’écriture pénètre ici le labyrinthe de la souffrance mentale et exprime sa beauté hideuse. Nous songeons alors à ces vers déchirants des Forces tumultueuses de Verhaeren :
Rien n’est plus beau, malgré l’angoisse et le tourment,
Que la bataille avec l’énigme et les ténèbres.
Jean Jauniaux