Laurent DE GRAEVE, Le mauvais genre, postface de Vincent Louis, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 260 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-586-5
Prix Rossel 2000, Le mauvais genre s’est vu offrir cette année une réédition chez Espace Nord, rehaussée d’une postface de Vincent Louis qui le confronte finement à son instigateur, Pierre Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses. La Marquise de Merteuil, qui était la rédactrice d’une petite trentaine de lettres dans l’œuvre épistolaire du 18e siècle, l’est ici d’un journal en deux parties. « Le sang, le flegme, la bile et la mélancolie » et « Les liaisons parallèles » débouchent sur une seule lettre finale numérotée CLXXV, comme la véritable dernière lettre des Liaisons dangereuses. Un point final en supplante un autre et la grandeur de cette réécriture queer se mesure.
À la manière de Pierre Bayard et sa théorie des textes possibles, Laurent de Graeve, lecteur, a collecté, dans ses journaux intimes, des questions laissées en suspens par Les liaisons. C’est dans ces brèches qu’il a installé sa prouesse, celle de redonner la parole à la Marquise de Merteuil dont nous apprenions le sort, chez Laclos, par une lettre de sa cousine, Madame de Volanges. Laurent de Graeve évince donc ce personnage du tableau final et offre une zone de réappropriation du pouvoir et d’expression de soi à Madame de Merteuil. En exergue, l’avertissement liminaire des Liaisons dangereuses dessine un pacte de lecture souple : ne pas lire ou ne pas comprendre est autorisé. Hors des murs d’une réception cadenassée, Laurent de Graeve a pris d’autres libertés. Redonner la parole à un personne qui se tait, à la fin d’un roman, c’est créer l’occasion d’un prolongement audacieux, qui s’apparente ici à un coming-out avant l’heure.
Introspectif, le format du journal se révèle aussi dans sa capacité à sonder les injustices d’une époque. Être une femme au 18e siècle, c’est recevoir une gifle lorsqu’on a ses règles pour la première fois, avoir la peau rongée et les lèvres en sang à cause du maquillage ou devoir cacher ses pratiques libertines, ce qui n’est pas le cas des hommes. La dernière exécution capitale d’homosexuels français, Jean Diot et Bruno Lenoir, à Paris, le 6 juillet 1750, est ici livrée dans la liesse insoutenable qu’elle a générée.
Le journal de Madame de Merteuil court du 7 décembre – lendemain du duel qui a opposé Valmont à Danceny – au 26 décembre et se confie très vite sur la tournure attendue des choses : « Le Valmont est mort, la Tourvel expire, le champagne attend : voilà ce que j’appelle un joli tir groupé ». La première partie de ce journal amasse les observations cliniques d’un blocage émotionnel : la Marquise ne parvient pas à trouver le visage de circonstance face à la mort de celui qui fut son amant et son concurrent en matière de manipulation. Le vernis cynique de la narratrice, qui a du « sang de méduse (…) dans [l]es veines », s’abîmera au fil des pages. Insomniaque, elle « creuse la nuit » et remonte jusqu’à son passé. Mariée à quatorze ans à un homme de soixante-trois, elle devient vite veuve et, n’en déplaise à sa mère, fréquente les maisons de débauche à partir de ses dix-sept ans. Dans la seconde partie du journal, elle étend ses tentacules sur le monde et revient sur ses manigances avant la mort de Valmont. Pour tenter de gagner un procès qui l’oppose à sa famille, elle a tiré les ficelles des relations de son entourage, en vain.
Épinglant les « beaux principes (…) sans vraies solutions » des philosophes de son temps, la Marquise appelle aussi au démembrement de la société. « Derrière les rideaux de [son] carrosse », la société doit exploser pour que la vérité éclate. C’est ici que la portée politique du sexe s’illustre : « subversif » et « terroriste », il révèle ses coulisses et fait éclater les faux semblants. La maison de débauche apparait comme « le laboratoire de la société idéale » où les genres se confondent et le plaisir gouverne.
Dans son ultime lettre – médium de prédilection de son créateur – la Marquise, qui se qualifiait de « monstre anachronique » dans la première partie de son journal, régurgite les épisodes de son enfance et la souffrance continuelle qui en découle. Elle détricote ses croyances (« (…) j’avais cru assez naïvement que ne plus rien ressentir, c’était ne plus jamais souffrir ») et ne se couvre plus d’écailles. Grattant chacune des couches successives qu’elle s’est créées (« J’ai tellement joué ce que je n’étais pas que, désormais, je ne puis être ce que je suis qu’en le jouant »), elle s’approprie et revendique, à vingt-deux ans, l’étiquette de monstre qu’on lui a apposée sur le front. Et cette lente métamorphose s’offre le luxe de ne pas recevoir de réponse.
Fanny Lamby