Bauchau sur la route

Coralie CABU, La (re)construction d’Henry Bauchau. De Gengis Khan à Œdipe sur la route, Presses universitaires de Liège, 2023, 118 p., 15 €, ISBN : 9782875623546

cabu bauchauInterrogeant la construction, par l’auteur lui-même et par ses critiques, de la figure du sage, Coralie Cabu creuse en deçà de cette projection posturale qui, s’imposant de façon quasi hégémonique, a lissé les contradictions, les ambiguïtés de sa trajectoire existentielle et de son œuvre. Comment les discours, les propositions métadiscursives, les journaux d’Henry Bauchau (1913-2012), sa pratique psychanalytique, la quête de la sagesse qu’illustrent nombre de ses personnages ont-ils peu à peu verrouillé l’horizon de réception de son œuvre, désormais approchée sous la focale du grand sage arrivé à résipiscence ?

Un double geste, en deux temps, sous-tend La (re)construction d’Henry Bauchau : l’étude tout d’abord des tentatives d’engagement politique, religieux, sociétal de Bauchau dès les années 1930, l’expérience de la guerre, l’analyse ensuite de la manière dont les obsessions bauchaliennes (la foi dans la réforme de la société, dans l’avènement de « l’homme nouveau », l’élitisme comme principe d’action…) se manifestent dans l’œuvre littéraire, le théâtre, la poésie et les romans. Consécutive, à tout le moins, rendue possible par une cure psychanalytique, l’entrée tardive en littérature (à l’âge de quarante-cinq ans, avec le recueil poétique Géologie) s’accompagne de la production de clés de lecture orientant la perception de son œuvre et de sa vie. Élaborées par l’écrivain lui-même, elles seront relayées par les critiques et effaceront la complexité d’un parcours existentiel, intellectuel et esthétique. S’appuyant sur le corpus bauchalien allant de la pièce Gengis Khan au roman Œdipe sur la route, en passant par La déchirure, Le régiment noir, Coralie Cabu retrace avec finesse les nœuds névralgiques, les tensions violentes à l’œuvre dans la prose de celui qui écrit depuis le lieu d’une blessure irrelevable.

« Fatigue est-il en définitive le mot-clé de ma vie ? J’ai beau faire, il y a en moi une blessure qui ne se ferme pas et dont ce malaise physique est le signe », Conversation avec le torrent. Journal (1954-1959).

Les défaites essuyées lors de ses engagements dans sa jeunesse (échecs de son espoir dans « une nouvelle politique catholique », dans le royalisme, dans l’idéal d’héroïsme, effondrement de sa foi dans les promesses du marxisme…) seront questionnées dans le laboratoire de son œuvre littéraire, transférées au niveau des thématiques (le destin personnel à forger, la libération du poids de la lignée familiale, le heurt entre volonté de pouvoir et sagesse, l’obsession du maître, du grand homme, la transgression des lois sociétales…) et de la trajectoire des personnages. Les tourments d’une recherche existentielle qui embrassa des engagements successifs, la pratique psychanalytique et le continent littérature sont rendus palpables dans cette étude qui ressaisit la continuité, fût-elle sinueuse, entre les déceptions qui frappèrent les idéaux auxquels Henry Bauchau a cru et l’œuvre de fiction qui tente d’apaiser les errances du passé.

À la lecture de la puissante analyse d’Œdipe sur la route que délivre Coralie Cabu, la perception d’Œdipe comme double de Bauchau, comme personnage lui permettant de dresser un autoportrait s’impose.

Il se questionne ainsi à nouveau sur ce qu’il faut faire d’un passé jalonné d’erreurs, mais aussi sur la possibilité de mériter une vie nouvelle après les erreurs de la première ainsi que sur la place du destin et de l’Autre dans ce processus. 

Auteur d’un double crime qui transgresse les deux interdits anthropologiques au fondement des sociétés humaines (le meurtre du père et l’inceste), roi déchu, chassé, désormais aveugle, mendiant en exil, homme parmi les hommes, Œdipe expérimente le salut par l’art. Devenu sculpteur, la délivrance s’ouvre à lui quand il s’élance dans le projet de sculpter une vague. Cette rédemption par le royaume de l’imaginaire en lieu et place du royaume politique, Henry Bauchau n’a cessé de la poursuivre au travers d’une œuvre posée comme un parcours initiatique. L’écriture ou la fécondation de l’action par le rêve, le dépassement du pouvoir des mots en direction de leurs puissances libres et sauvages.  

Véronique Bergen

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