Réel et fiction à la chaîne

Un coup de cœur du Carnet

Fanny GARIN, Des tueries et un film, Sabot, 2023, 136 p., 12 €, ISBN : 978-2-492352-13-3

garin des tueries et un film« C’est cela la fiction, ce corps mou, spongieux et rose pâle de porc aux pieds noirs. C’est cela la fiction, le polar, des fleurs jetées au corps du porc, des fleurs jetées autour et déjà fanées, flétries. On imagine n’importe quoi. »

L’opus Des tueries et un film, de Fanny Garin, sous-titré « poème dramatique et documentaire », explose les digues de la représentation, aggrave la tension entre fiction et réel. Oscillant entre scénario de film, pièce de théâtre, poème, notes, ce livre est, littéralement, inclassable. Nulle autre voix que celle de Fanny Garin n’aurait pu livrer cette espèce de « polar sanglant agro-industriel ». Nulle autre maison d’édition que Le sabot, dont l’objectif est d’ « intervenir sur le monde et le dire sans passivité », n’aurait pu l’accueillir.

L’unité de lieu du livre est claire : un abattoir. À l’intérieur, autour, dehors, des êtres vivants y vivent, y meurent. Y sont torturés, y sont désanimalisés. Meurent sous les coups d’une main humaine, elle-même déshumanisée, assujettie au capitalisme dont le « cerveau » va jusqu’à délocaliser l’entreprise – autre façon de dire que le problème sera déplacé ailleurs. C’est aussi une boucle sans fin, celle de la dissonance cognitive, qui est ici mise à nu, mise à cru jusqu’à l’éventration. C’est aussi l’histoire d’une grève pour protester contre des conditions de travail infâmes. Imaginer une grève de la faim des employés d’un abattoir : la charge métaphorique est si puissante qu’elle semble irréelle – et pourtant. C’est là tout le nœud gordien du livre de Fanny Garin : comment recourir à l’imagination quand tout est déjà  ?

on sent que l’auteureee
elle aussi elle veut une maison et des baskets pour ses enfants et puis
ça manque de poésie tu trouves pas c’est
réel
trop réel c’est trop 

Dissonance cognitive entre le réel et la fiction eux-mêmes, comme s’ils cessaient d’être des abstractions. Hétérogénéité des voix, polyphonie : les personnages, fantoches, imaginaires ou témoins, défilent devant une caméra ou un plateau de théâtre. La metteuse en scène ou la réalisatrice, Yuhanne Dark, caméra à l’épaule, suit à la trace leurs moindres gestes où bat encore la vie, sensuelle, en contrepoint des violences infligées aux animaux de l’abattoir.

Plongé dans une sorte de flou, la lectrice ou le lecteur tente de prendre appui sur les notes fournies par l’auteureee (il faudrait tel ou tel plan, filmer ceci et inclure cela dans le montage,…), de laquelle on ne saura rien sinon qu’elle « a l’air de vouloir s’adresser au public ». Ces éléments rendent indécidable la position que nous occupons : devenons-nous Yuhanne Dark ?

Des tueries et un film, dédié à la réalisatrice Yohanna Czaniewski, est une prouesse esthétique et conceptuelle (à défaut d’un autre mot), qui prend le risque de la fragilité et de la puissance (à défauts d’autres mots) – et qui, en virtuose, ne se casse jamais la gueule.

Charline Lambert

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