Souffle, Eunice !

Lisette LOMBÉ, Eunice, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2023,190 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 978-2-02-153494-8

lombe euniceLisette Lombé est aujourd’hui connue dans le monde littéraire, tant par ses publications multiples que par ses performances sur scène. Poétesse, slameuse, chroniqueuse, essayiste, animatrice d’ateliers et cofondatrice du Collectif L-SLAM, choisie récemment comme Poétesse nationale, elle avait déjà publié un court roman, Venus Poetica, à l’Arbre à paroles en 2020. Voici son deuxième roman, Eunice, au Seuil cette fois.

En quelques lignes au cœur du roman, Lisette Lombé donne elle-même l’interrogation qui traverse son récit : « On peut sortir du ventre d’une femme, on peut être nourrie par elle durant près de vingt ans, on peut vivre sous son toit, dormir toutes les nuits à une cloison d’elle, et ne s’être jamais vraiment demandé qui était cette femme. »

Le roman commence sur un mot : Couper. Celui de la première partie. Ou plutôt deux : Rupture. Celui du premier chapitre qui relate une séparation. Et cette précision : « Le mot n’est pas prononcé tel quel. Détours. Périphrases. Excuses minables. » On devine d’emblée l’importance des termes choisis par Lisette Lombé. Son écriture va à l’essentiel, vise l’épure et est animée d’une rare énergie.  « Tu t’es emballée comme une midinette. Te voilà conne et vulnérable. Tu masques. Tu badines. Tu abrèges. » Un espace et cette sentence : « Tu voudrais crever. » C’est court, envoyé comme un uppercut, sans concession. Alcool, musique et rêve érotique servent de palliatifs pour gommer la douleur liée à la séparation.

Ce chapitre envoyé, on passe au suivant et l’annonce d’un drame familial : la mort accidentelle de la mère, Jeanne alias Jane, disparue en pleine nuit dans la Meuse. La narratrice, Eunice, a 19 ans. Du côté du père, pas de consolation possible. Suivent les jours qui succèdent au décès. La culpabilité suite à une dispute pour une broutille. Les funérailles et le cortège des inconnuꞏes. Le père isolé au milieu de la smala maternelle. Les excentricités de la tante Madou, sœur de la défunte, féministe de la famille, avec ses propres failles. Eunice s’interroge, se résout difficilement à l’idée d’un simple accident. Déni d’un décès inacceptable à ses yeux, suspicion d’un meurtre, voire hypothèse d’un suicide : la trame psychologique du récit se dessine peu à peu au gré de ses questionnements.

L’autre grande affaire d’Eunice, c’est le corps et tout ce qui passe par lui. Les voies du corps sont multiples et pénétrables (ou pas). Pour Eunice, elles s’expriment dans l’athlétisme et les efforts intenses qu’on s’impose et bien sûr dans le sexe et toutes ses variantes. Mais le rapport au corps passe aussi par des bonheurs simples comme celui procuré par la coiffeuse, comme ces heures passées dans un espace wellness, comme le bien-être procuré par l’eau chaude d’une piscine, etc.

La deuxième partie du roman, intitulée Recoudre, fait suite à la découverte de l’agenda de sa mère où figurent les initiales T.M. La narratrice imagine une double vie et mène une vraie enquête sur cette mère-puzzle. Les scénarios qu’elle échafaude à l’occasion de cette quête se dégonflent les uns après les autres et le mystère demeure entier.

Son inscription à un atelier d’écriture avec promesse de self-care, de self-love et d’entraide surgit comme une possibilité de Cicatriser, titre de la troisième partie. Car, et l’on devine que ces mots appartiennent autant à Lisette qu’à Eunice, il s’avère « qu’on n’arrive jamais au slam par hasard, que c’est le slam qui nous choisit au moment où nous avons le plus besoin de transformer nos émotions en poèmes. » Le corps joue là aussi un rôle primordial, notamment dans le contrôle de la respiration. « Souffle, Eunice ! » ne cesse de répéter la narratrice, dans le double sens du mot « souffler ». Une nouvelle histoire d’amour naît de ces ateliers avec Jennah (au prénom proche de celui de la mère disparue), féministe intersectionnelle et pansexuelle de 20 ans. Après la séparation vécue douloureusement au début du roman, Eunice réinvestit son corps et sa sexualité. Sa confiance en elle également, sa joie de « Vivre », titre du dernier chapitre de ce roman sur les secrets familiaux d’une grande intensité émotionnelle pour lequel l’autrice a choisi le tutoiement, qui est une manière de parler à soi comme à une amie et d’inviter la lectrice, le lecteur dans l’intimité de son personnage.

Michel Torrekens

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Un extrait d’Eunice

Extrait proposé par les Éditions du Seuil