Le lierre des souvenirs

Sylvie ROGE, J’ai appris à me taire, F Deville, 2023, 204 p., 20 €, ISBN : 9782875990716

roge j ai appris a me taireLa narratrice, Clémence, veuve depuis plusieurs années, déménage dans une maison de repos, certainement son dernier déménagement avant la grande fin. Elle est résignée : c’est le chemin de la vie. Elle ne veut en aucun cas être un poids pour sa fille Justine. Cette dernière a déjà bien du souci avec son aînée, Gladice, une jeune adolescente au regard noir. Sa petite-fille lui rappelle quelqu’un : Anna, sa sœur aînée, avec qui elle a vécu jusqu’à ses six ans.

La vie aux Citronniers n’est pas désagréable. On s’occupe bien d’elle, mais le temps peut sembler long. Alors on pense. Clémence retombe dans ses souvenirs qu’elle garde en elle depuis des années et qu’elle aurait tant voulu oublier. Elle les emportera avec elle dans la tombe. Elle ne peut les confier, surtout pas à sa fille. Elle veut partir sans se retourner, sans jamais regarder en arrière. Telle est sa devise. […] En souvenir de ses parents. Par respect pour leurs âmes et par fidélité. Peut-être les lecteurs pourront-ils devenir le réceptacle de ses confidences ?

Clémence raconte son histoire. Ses parents étaient un couple modeste parti vivre dans un village, loin des regards. Depuis sa naissance, leur fille aînée, Anna, leur menait la vie dure. C’était un animal sauvage, impossible à domestiquer. Elle hurlait, injuriait, ne supportait pas les habits, lapait son bol comment un chien, détruisait tout ce qui était à sa portée et se blessait sans arrêt. Ses parents avaient dû tout mettre sous clé. Clémence avait très peur d’elle. À part ses parents – morts depuis de nombreuses années – et deux voisins et amis, Lulu et René – morts eux aussi –, personne ne connaît l’existence d’Anna. Son père travaillait dur pour un petit salaire et sa mère, résignée et taiseuse, se tuait pour ses filles. Clémence allait souvent chez Lulu et René. Ils étaient sa bouée de sauvetage et lui permettaient de sortir de l’enfer familial.

Sa petite-fille Gladice lui rappelle sa sœur. Elle est étrange depuis qu’elle est née et souffre de la maladie de Pica qui l’amène à ingurgiter des objets et matériaux impropres à la consommation. Elle est toutefois moins sauvage, moins impulsive et moins effrayante que sa grand-tante. Et son traitement semble faire effet. Son autre petite-fille, Lison, est par contre un petit cœur. Du haut de ses sept ans, elle ne se laisse pas faire par sa sœur un peu rebelle. Comment faire quand on ne supporte pas l’un des siens, comme sa petite-fille ? Que sa présence nous intimide, nous révulse car elle nous rappelle trop un être qu’on a voulu reléguer au plus profond de sa mémoire ?

Les non-dits accompagnent le lecteur tout au long de ce drame psychologique. Peu à peu, il en apprend plus sur le passé sombre de Clémence. Dans un chassé-croisé entre passé et présent, J’ai appris à me taire nous plonge au cœur des secrets de famille qui polluent l’existence. Ces fardeaux trop lourds à porter. Sylvie Roge tient le lecteur en haleine. Quel est ce lourd secret de famille que la narratrice cache à ses proches depuis tant d’années ? Va-t-elle dire toute la vérité ?

L’autrice décrit, avec beaucoup de justesse et de tendresse, le temps qui passe, la vieillesse, les pertes de mémoire, mais aussi les souvenirs qui hantent :

« Mes gestes ont progressivement ralenti. Mon pas s’est fait plus lent. Je suis entrée dans une autre dimension. La dimension du flétrissement. […] C’est un état que connaissent bien les fleurs. C’est juste désolant de ne plus connaître de nouvelle floraison. Aucune nouvelle tige ne poussera au bout de mes doigts. La sève fraîche n’envahira plus mon sang. »

« On y voit aussi des chaises roulantes dont les passagers se savent plus vraiment l’âge qu’ils ont ou le nom de baptême que l’on a bien pu leur donner. C’est ça aussi, vieillir. Ne plus être tout à fait sûr de ce que l’on dit, de ce que l’on pense. De l’exactitude de ses souvenirs. Ceux que l’on voudrait oublier restent parfois accrochés comme le lierre s’accrochant à la colonne vertébrale de l’arbre auquel il s’est greffé. Grimpant sans cesse jusqu’à l’étouffement. »

Émilie Gäbele

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