« Entendons-nous bien, rien de ce que je raconte n’est métaphorique »

Debora LEVYH, La version, Allia, 2023, 128 p., 12 €, ISBN : 9791030417395

levyh la version« Très franchement, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un monde dans la langue d’un autre monde. Je ne veux pas dire que ce ne serait pas souhaitable, simplement que ce n’est peut-être pas possible. À moins de recourir à des artifices. » Par cet incipit, le narrateur donne le ton : il s’agira d’envisager une réalité avec des outils certainement insuffisants, ou du moins pas exactement adéquats. Et le défi se révèle identique dans ces lignes : évoquer le livre de Debora Levyh, un texte dense, opaque, exploratoire, dans un français efficace et essentialiste, ou comment tenter de faire entrer une sphère dans un trou carré…

Dans La version, nous tendons l’oreille au récit d’un « Je » rendant compte de la façon de s’inscrire au monde d’un peuple, d’une communauté. « Des corps individuels qui forment un corps collectif. Une meute, une horde, une escouade. Une caravane, une assemblée. Une foule. Une multitude. » À la manière d’un ethnologue impressionniste et poétique, il aborde différents aspects de ces gens, individus, entités, « ils » et/ou « elles », auprès de qui il a passé un temps long, se comptant en jours ou en années, il l’ignore, et peu importe : « Pour eux donc, l’essentiel n’était pas de mesurer le temps qui passe, mais de lui donner forme. » Au sein de cette collectivité remplie de « non-intériorités », l’énergie-flux se moule dans des codes stricts en perpétuelles modifications et réinventions. Pour tenter d’appréhender la logique régissant le rapport au temps, à l’espace, à l’objet, à l’habit, au patronyme, à la parole, à l’écriture, à la conservation et à tout ce qui interroge un humain à l’aune de ce que le narrateur raconte, le lecteur se voit contraint de repousser les limites de son entendement, d’ouvrir les perspectives et de tester sa résistance aux contorsions mentales. Il n’est pas question ici de complexifications prétentieuses et creuses, mais d’évocations prudentes, dialectiques, tâtonnantes. Les descriptions épousent en effet un mouvement étrange : elles s’avancent, reviennent sur elles-mêmes, affirment leur contraire, se nuancent à nouveau et se figent en développement. Aucune certitude, aucune affirmation, seule une volonté esquissée d’approcher sans prétendre à la compréhension, à la justesse, au définitif.

Quelle expérience prenante, déroutante, étrange, incommodante, fascinante que de suivre le témoignage de ce « Je » dont on connaît si peu, si ce n’est peut-être un désir de protéger ces « Eux » : « Je ne pourrais ne porter mon attention que sur des éléments à la limite du perceptible. Je pourrais rapporter quantité d’anecdotes, donner des détails à foison, mais ne rien dire de l’ensemble. Je pourrais m’étendre exhaustivement sur le particulier en omettant tout du global. Sauf qu’en faisant cela, en réalité, je ne pourrais pas être plus fidèle à leur façon d’exister. » Esprits curieux, indépendants, mutables et exigeants, La version vous attend.

Samia Hammami

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Un extrait de La version

Extrait proposé par les éditions Allia