Les dragons aussi ont besoin de ronronner

Un coup de cœur du Carnet

Jérôme COLIN, Les dragons, Allary, 2023, 177 p., 18,90 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 97822370734709

colin les dragonsAprès dix ans de relation de couple, Jérôme, trente-cinq ans, se voit obligé de faire une pause car sa compagne souhaite avancer (entendez avoir un enfant) et l’invite à réfléchir, lassée par les difficultés de son compagnon à envisager l’avenir. Dès qu’il porte son regard sur le monde, il éprouve effectivement un mélange subtil d’anxiété, de colère et de lucidité incisive. Ce temps d’arrêt est l’occasion de jeter sur le papier une histoire vécue vingt ans plus tôt et enfouie profondément en lui…

Lorsqu’il avait quinze ans, Jérôme a été placé quelques semaines dans une maison d’adolescents pour divers motifs : exclusions successives d’établissements scolaires, menace envers son père avec une arme blanche et détention de stupéfiants. Dans l’entrée de la section est écrit : « Ici, sont les dragons ». Lorsqu’il débarque là-bas, il est en effet en colère. En colère contre le monde et le peu qu’il a à offrir ; en colère contre ses parents, ce qu’ils représentent et leur conformisme.

Depuis toujours, je voyais mes parents se débattre dans leur petit monde normal. Et leur normalité, je n’en voulais pas. Je les avais vus se cogner, baisser la tête, mettre le genou à terre. Et dès le lendemain, recommencer. J’avais vu ce qu’il en coûte d’être un adulte. J’avais observé le réveil à l’aube, les plaintes au retour du travail, leurs baisers prudents. La fatigue. L’usure. L’ennui. Le compromis. La soumission. J’avais vu tout cela. Et je m’étais promis de ne jamais être comme eux. De ne jamais emprunter le chemin qu’ils avaient balisé pour moi. Parce qu’il ne menait nulle part

Au départ, le héros est pétri de préjugés face aux résidants de l’établissement, mais il apprend à aller au-delà des apparences et à palper les démons avec lesquels chacun se débat. Il a le coup de foudre pour Colette dès qu’il l’aperçoit, une jeune femme qualifiée de « chronifiée » car elle fait la tournée des centres psychiatriques, incapable de vivre à l’extérieur. Cette rencontre vertigineuse ouvre une brèche en lui : la possibilité d’entrer dans le monde. Un cercle vertueux est déployé quand le personnel soignant ne lui dit pas « arrête » ou « grandis », mais « explique ». Être traité avec précaution et avoir la possibilité de dire comment il est affecté par le monde lui fait prendre conscience qu’il n’est pas le seul à se poser des questions existentielles, il n’est pas le seul à peiner à trouver sa place dans un monde qui ne changera pas pour lui.

J’aurais pu lui dire bien d’autres choses […] Que j’étais déjà fatigué de vivre. Mais, par chance, terrifié de mourir. Que je ne savais que faire des heures qui défilaient. Des images qui s’imposaient à moi pour m’épouvanter. Que j’avais peur de tout. Et surtout de la mort, qui me suivait. Que je trouvais normal de n’être rien. Mais insupportable d’avoir à souffrir pour exister si peu. C’est dans ces failles-là que les monstres surgissaient une fois la nuit tombée.

Il comprend alors peu à peu que se frotter aux autres est une façon de combattre ce qui ne lui plaît pas et que c’est précisément entrer en lien qui mettra en échec l’âpreté du monde.

Dans cette histoire qu’on pourrait croire (partiellement) autobiographique, Jérôme Colin a pris le parti d’adopter un style journalistique efficace afin de laisser à son héros toute la place pour exister. Il nous offre avec Les dragons un récit engagé subtil où il condamne une forme de capitalisme qui a contaminé les familles, celles où l’on fait des enfants, mais où on n’a plus le temps de s’en occuper. Avec l’authenticité que l’on lui connaît dans ses animations à la RTBF, on lit sa dénonciation sans relâche de la responsabilité des adultes derrière chaque enfant qui entre en psychiatrie. Il nous livre dans ce récit authentique une ode à la joie simple et au caractère salvateur du lien avec l’autre. À lire avant de prendre avec douceur un enfant dans ses bras.

Séverine Radoux

Plus d’information 

Un extrait des Dragons

 

Extrait proposé par les éditions Allary