Un coup de cœur du Carnet
Amélie NOTHOMB, Psychopompe, Albin Michel, 2023, 156 p., 19 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 978-2-226-48561-8
Livre audio lu par Françoise Gillard, Audiolib, 2h52, 20 €
Psychopompe reprend le cours de l’exploration autobiographique qu’Amélie Nothomb a entamée dès 1993 avec la parution du Sabotage amoureux, et a entretenue régulièrement par la suite (Stupeur et tremblements, Métaphysique des tubes, Biographie de la faim, Ni d’Ève ni d’Adam et La nostalgie heureuse). Ce nouveau livre revient sur des événements déjà narrés auparavant, pour leur chercher un sens et une unité.
L’exercice n’est pas neuf pour la romancière : Biographie de la faim était déjà une tentative de subsomption de moments disparates sous le principe de la faim. Psychopompe élit un autre fil rouge : les oiseaux. L’enfance au Japon, en Chine, l’adolescence, les déracinements liés à la fonction d’ambassadeur de son père Patrick Nothomb : l’autrice réexamine son passé sous l’angle ornithologique. Elle raconte les oiseaux observés dans ces différentes contrées, ses lectures nombreuses à leur sujet, puis son identification à eux, devenus des modèles et des sauveurs. Elle livre ainsi l’archéologie d’une passion abordée en pointillés jusque-là, notamment dans Riquet à la houppe.
Psychopompe s’ouvre par un conte japonais. Somptueux, onirique, mais déchirant. Prélude à la descente aux enfers qui fait le sujet de la première partie de l’ouvrage. Celle d’une petite fille qu’un groupe d’hommes viole lors d’un banal bain de mer au Bangladesh. Après une allusion-élusion dans Biographie de la faim (en 2004), cet événement traumatique – que l’écrivaine ne peut désigner que comme « les mains de la mer » – forme cette fois le nœud de son récit.
Quelque chose s’éteignit en moi. On ne me vit plus dans aucune eau.
[…] La violence des mains de la mer avait arraché la coquille, je n’étais plus l’œuf que j’avais été. Oisillon dépourvu de plumes, il me faudrait accéder au statut d’oiseau. Cela serait monstrueusement difficile.
La deuxième partie du livre narre le retour à la vie, lent et douloureux, après ce moment qui a tout bouleversé. La narratrice réalise que les oiseaux lui montrent la voie vers sa guérison. Ils sont les animaux psychopompes par excellence : ceux qui, selon plusieurs mythologies, accompagnent les âmes des défunts. Ceux, donc, qui, tel Orphée (autre figure cardinale de l’œuvre nothombienne), sont les plus susceptibles de ramener les morts à la vie.
[…] la morte, c’était le moi d’avant. […] J’étais le tombeau de cette morte. Pour la retrouver, traverser le fleuve des Enfers me semblait moins difficile que pour Orphée ne pas regarder la défunte. […] Rejoindre la morte en moi. Comment procéder ? Elle était à la fois si lointaine que je ne la voyais plus et si proche que je ne la voyais pas.
Narration d’un viol, évocation de l’anorexie qui s’en est suivie : Amélie Nothomb arpente ici des sentiers intimes, donc périlleux. Le ton est à l’unisson – plus grave, moins trempé dans l’humour qu’à l’ordinaire, mais dénué de tout apitoiement ou accent édifiant.
Subtilement, le récit autobiographique s’estompe et se mue alors en un quasi-essai. Psychopompe contient en effet sa propre exégèse. L’écrivaine explique que le livre forme avec Soif (2019) et Premier sang (2021, prix Renaudot) une trilogie (sinon une trinité) psychopompe. Soif suivait au plus près Jésus (le fils) dans les derniers instants qui précèdent sa mort sur la croix. Récit de la jeunesse et de l’enfance de Patrick Nothomb, Premier sang a été un moyen pour la romancière de nouer un dialogue post-mortem avec son père, tandis que le troisième et dernier volet du triptyque conte l’histoire du retour à la vie de son autrice, comparée à un oiseau. Or la colombe est l’un des symboles du Saint-Esprit.
Tentative d’ordonner les événements passés, ce nouvel opus confère aussi, rétrospectivement, une cohérence à l’œuvre littéraire.
Il s’offre par ailleurs comme une méditation sur l’acte d’écrire, envisagé lui aussi sous l’angle ornithologique : « L’écriture comporte l’énorme péril de la chute, parce qu’elle est un vol ». En des pages inspirées, vibrantes, Nothomb se place dans le sillage de Cocteau et de Rilke. Décrit l’écriture comme une question de vie et de mort, à la fois « douloureuse obsession » et « privilège absolu ». Et signe, d’une certaine façon, sa « lettre à un jeune poète ».
Je ne suggère pas que me lire soit un exercice d’altitude, je sais que quand j’atteins mon écriture, je vole.
On dessine souvent l’oiseau en vol par un simple « V ». Psychopompe pousse la logique aviaire jusqu’à épouser cette forme à double mouvement – chute puis remontée.
Nausicaa Dewez
Plus d’information
Un extrait de Psychopompe
Extrait proposé par les Éditions Albin Michel