Déracinés

Christine GUINARD, Ils passent et nous pensent, Unicité, 2023, 12 €, ISBN : 978-2-37355-922-4

guinard ils passent et nous pensentje n’ai pas parcouru des centaines de milliers de pas sous la tempête
et la peur d’être vue découverte
la peur d’être et d’avoir une langue propre
qui ne conviendra pas
au survivant 

S’ouvrant sur une citation de Niki Giannari issue du poème « Des spectres hantent l’Europe », l’opus Ils passent et nous pensent de Christine Guinard évoque la  Retirada des Républicains de 1939. Fuyant l’Espagne alors franquiste, des milliers de personnes ont rejoint la France. Plus largement, le recueil s’inscrit dans le sillage thématique de l’exil. Quels lieux (intérieurs comme extérieurs) traversent les personnes exilées, de quelles attaches et de quelles langues sont-elles forcées de s’exproprier, avec « l’espoir / un jour prochain / de revenir » ?

La poétesse Christine Guinard fait de ces questionnements une trame qui nous relie, qui nous « noue » en ce que nous avons de plus intime et de plus universel. Ses mots ne sont nullement ceux, ô combien délicats, du « parler pour » ni du « prendre la parole à la place de » : au contraire, ils sont humbles et se tiennent à une distance respectueuse. Ils charrient une thématique qui remonte à la surface des eaux poétiques, en nouant l’exil à la question de la langue. La langue espagnole, pour une part, « rouler les ‘r’ et passer légèrement sur les finales en ‘a’ », avec laquelle les exilés espagnols se retrouvent et reconnaissent entre pairs, mais également la langue, dite « maternelle », que nous avons chacun et chacune incorporée – et de laquelle, nous sommes parfois dépossédés.

la langue de là-bas, comprise un peu ici,
la langue à non-dire, comme une cible
la langue-escale 

En autant de vers dits « libres », la poétesse verse dans une langue fluide les accrocs, les écorchures des escales, les espoirs et les douleurs auxquels nous confronte le déracinement – que vient appuyer l’aquarelle de Manon Gignoux sur laquelle se referme le recueil. C’est ainsi un « faire corps » que nous propose Christine Guinard, faire corps avec la montagne, avec la traversée (des Pyrénées, notamment), avec le sens, avec le sol que nous foulons.

prolonger le sens c’est dire que trame est trame
et sans trame et sans tissu que dire langue
 

Subsiste, à la fin du recueil, un sentiment d’humilité, grave et doux, qui est certainement la marque de l’écriture poétique de Christine Guinard, comme en témoigne par exemple son tout premier recueil, Journal d’un réfugié catalan (2012) qui trouve ici un écho certain. Nul doute que ses vers portent en leur sein un héritage qu’il est indispensable de transmettre aujourd’hui.

Charline Lambert

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