Archives par étiquette : Unicité éditions

Déracinés

Christine GUINARD, Ils passent et nous pensent, Unicité, 2023, 12 €, ISBN : 978-2-37355-922-4

guinard ils passent et nous pensentje n’ai pas parcouru des centaines de milliers de pas sous la tempête
et la peur d’être vue découverte
la peur d’être et d’avoir une langue propre
qui ne conviendra pas
au survivant 

S’ouvrant sur une citation de Niki Giannari issue du poème « Des spectres hantent l’Europe », l’opus Ils passent et nous pensent de Christine Guinard évoque la  Retirada des Républicains de 1939. Fuyant l’Espagne alors franquiste, des milliers de personnes ont rejoint la France. Plus largement, le recueil s’inscrit dans le sillage thématique de l’exil. Quels lieux (intérieurs comme extérieurs) traversent les personnes exilées, de quelles attaches et de quelles langues sont-elles forcées de s’exproprier, avec « l’espoir / un jour prochain / de revenir » ? Continuer la lecture

Une langue à avoir les poils

Un coup de cœur du Carnet

Constance CHLORE, L’air respirait comme un animal, Unicité, coll. « Le vrai lieu », 2022, 18 p., 12 €, ISBN : 978-2-37355-635-3

chlore l air respirait comme un animalCeux qui ont été mis à nu
charment les flammes
nées des vases brisés.
 

Spéléologie du charnel et du désir, émergence de la glaise de l’intimité où les corps s’ébrouent, ce recueil de Constance Chlore saisit comme autant de signes les traces immémoriales de l’animalité la plus archaïque et les transfigure en sons, en phonèmes, en poèmes. Au verbe, la poétesse lui insuffle, dans L’air respirait comme un animal, un rythme élémentaire, naturel et sensuel au départ de la thématique de l’animalité, à laquelle se joint celle de la « lutte entre le corps et l’esprit ». Continuer la lecture

Un jour de vents propices

Arnaud DELCORTE, Trouble, Unicité, 2021, 14 €, 86 p., ISBN : 978-2-37355-628-5

delcorte troubleLa poésie demande à être apprivoisée par le lecteur. Parfois, elle exige plusieurs lectures successives afin d’en retirer, comme aux passages des couleurs sur une pierre lithographique, des émotions, des lumières, des sentiments différents. Ils composent au terme de ces parcours, une sensation d’ensemble qui s’élabore dans l’esprit et le cœur. C’est à ce processus d’imprégnation par strates qu’invite le recueil d’Arnaud Delcorte. Une telle démarche se justifie d’autant plus que le livre puise à différentes sources. Il réunit des textes publiés initialement dans des revues. Ainsi « Chechnya » (Bleu d’Encre, 2020), « L’homme qui marche » (Do Kre I S, Vagues littéraires, 2017), et « Dans la clameur » (Legs, 2019). Ces textes alternent avec des compositions inédites, « Prières dans la nuit », « Soft Requiem », « La couronne », « Appel d’air », et « Memoriam Mediterranea ». Les illustrations de l’auteur, déclinaisons photographiques en noir et blanc – transformations fluides d’images qui en deviennent abstraites, dont l’une orne la couverture – rythment la découverte du recueil. Continuer la lecture

Déplacements et floraison

Un coup de cœur du Carnet

Christine GUINARD, Autour de B., avec des photographies de France Dubois, Unicité, 2021, 13 €, ISBN : 978-2-37355-580-6

guinard autour de b« […] et rien ne pourrait rivaliser malgré le poids du ciel et le chaos des routes, avec l’aptitude singulière à creuser insensiblement le sillon du renouveau – la fraîcheur de l’eau du nord et l’entrebâillement des langues, des esprits et des corps traversés même loin des côtes par l’eau salée. »

Après son dernier recueil poétique, le merveilleux Sténopé (éditions Unicité), Christine Guinard nous revient avec un autre tout aussi merveilleux (et très différent) recueil, Autour de B., paru aux mêmes éditions. La quatrième de couverture développe le contexte de l’écriture : « Autour de B. évoque le retrait inquiétant mais splendide dans Bruxelles au printemps 2020, entre déambulation intérieure et avènement d’une floraison luxuriante. » Si le recueil est donc pleinement contextualisé, il acquiert pourtant, comme toujours chez Christine Guinard, une dimension intemporelle. Continuer la lecture

Un amour n’est qu’un amour

Arnaud DELCORTE, Aimants + Rémanences, Unicité, 2019, 117 p., 15 €, ISBN : 978-2-37355-294-2

Delcorte Aimants + Rémanences UnicitéSur les marches de La Bourse à Bruxelles, Arnaud Delcorte tient une revue de poésie épaisse et graphique, où l’un de ses poèmes polyglottes a été publié. Nous nous installons à la terrasse la plus proche, vaste et vide à cette heure d’ouverture, autour d’une petite table ronde, bistrotière avec son pied noir, art déco, en fonte. L’auteur porte une barbe courte et soignée. Ses lunettes cerclées scintillent au soleil comme sa boucle d’or d’oreille gauche, qui ressemble à une petite alliance. Continuer la lecture

Des forces d’ébranlement

Un coup de cœur du Carnet

Christine GUINARD, Sténopé, Unicité, 2019, 12 €, ISBN : 978-2-37355-322-2

J’attends de voir si la nuit sera poreuse.

Pour percer le secret, je danse sur le revers de la croûte terrestre, je sens la cohérence de l’ensemble aléatoire, j’émerge tel un pantin noueux du tissu brumeux de la naissance. J’ai vu tout ce qu’embrassait mon regard poussé depuis le genou légèrement plié, où l’impulsion bondit en moi. 

Un tel incipit ne peut qu’augurer un livre merveilleux. De fait, Sténopé de Christine Guinard est en partie un livre de naissances – de naissance de soi à soi, de venue de/à l’autre, d’avènement au cosmos. L’œil s’articule au genou, le regard au pas, pour arpenter une image du monde. La citation d’Alberti placée en exergue nous avertit : « Personne ne soutiendra que ce qui échappe au regard est du ressort du peintre, car le peintre ne travaille à imiter que ce qui se voit sous la lumière. » Dès lors, il ne s’agira pas d’interroger notre façon de voir pas plus que de reproduire en mots les impressions marquées sur la rétine. Le projet semble autre : il réside dans ce dispositif du « sténopé », qui capture une image photographique selon un principe dérivé de la camera obscura. Sous cet angle, se comprend d’autant mieux la phrase qui donne l’impulsion du recueil : en posture d’attente, à l’instar du photographe dans l’expectative du résultat de la capture de l’image, la poète aura « perc[é] le secret », comme se perce un trou dans une boîte pour laisser entrer la lumière. L’être sera aussi « troué », « fêlé dedans ». Mais quelque chose échappera au regard. Une lumière, une situation, un mot. Il faudra relire, plusieurs fois. Continuer la lecture