Jour de colère

Maxime BENOÎT-JEANNIN, Les enfants de l’Érèbe, Samsa, 2023, 207 p., 22 €, ISBN : 978-2-87593-466-6

benoit jannin les enfants de l erebeMaxime Benoît-Jeannin, né dans les Vosges, a connu un beau début de carrière parisien avant de s’installer il y a une trentaine d’années à Bruxelles, où il publie tous ses livres (dont les épatants Brouillards de guerre ou On dira que j’ai rêvé), d’une fidélité exemplaire à Christian Lutz (Le cri puis Samsa), osant à l’occasion creuser des sujets très belges : Hergé, Ysaye, Maeterlinck ou Warbeck.  Un parcours à l’envers ?

Les enfants de l’Érèbe, dès l’abord, suggèrent un univers très sombre. Le titre renvoie à une divinité infernale associée aux ténèbres ; la peinture de Böcklin, en couverture, précipite dans une noirceur poisseuse ; la note éditoriale annonce un « roman noir sans rédemption », une « véritable rhapsodie criminelle au naturalisme hallucinatoire ».

Maxime Benoît-Jeannin s’est inspiré d’un souvenir de jeunesse pour pousser son lecteur dans les affres du malaise. Au premier degré, nous suivons les pas d’un curé perdu, éperdu dans la France profonde (du côté d’Uruffe, en Meurthe-et-Moselle). Le comportement de l’abbé Guy Desnoyers (un nom indiciel) ne s’avère ni très catholique ni très chrétien. Rongé par des appétits sexuels irrépressibles, il n’a de cesse de multiplier aventures avec des paroissiennes, harcèlement sexuel ou viol sur des adolescentes ou des enfants, etc. Tout en oscillant entre remords ponctuels et désir de tout planifier pour se protéger, rejet des responsabilités et amour de soi démesuré. Un pervers narcissique assurément, un sociopathe ou un psychopathe peut-être…

L’univers qui s’offre à nous est celui d’un sexe sale, dénué de tout romantisme, de toute spiritualité, de toute communion. Où frappe l’irruption de comportements humains trop partagés, finement mis en scène : le manque de lucidité, l’absence d’empathie, la mesquinerie, la vanité, l’abus de pouvoir, etc. Ainsi, une victime du curé ne supporte-t-elle pas que celui-ci s’intéresse moins à elle qu’à une nouvelle proie, etc. Par un faux paradoxe, quoique déstabilisé, le lecteur demeure arrimé aux rails du récit et à l’écriture. C’est que… Ce livre, s’il recoupe des sujets d’actualité (la pédophilie, etc.), se déploie en mode classique revisité par la modernité :

Il est peut-être trop tôt pour en parler, mais tant pis (…). 

Il est question de Mauriac et d’Henry Bordeaux, Huysmans en contrepoint (Là-Bas, À rebours, ces titres !), un interdit faufilé. L’ombre de Flaubert rôde : un écrivain s’empare d’un fait divers, d’une dérive sociologique et tisse une fiction, sculpte la pierre noire des faits et des lacunes :

Une soudaine vision confuse de corps nus enchevêtrés empourpra son visage. Les trous s’ouvraient et se refermaient. D’impossibles bouches bordées de poils crevaient à fleur de peau. La plaie de Maryse s’agrandissait, monstrueuse, prête à l’engloutir. 

C’est que… Les enfants de l’Érèbe, c’est peut-être nous tous aussi, environnés de dangers, d’épreuves, de tentations de tout ordre. C’est que… Ce livre cache longtemps son mécanisme et Maxime Benoît-Jeannin nous force, en cours de lecture, à incurver notre perception à revenir en arrière pour nous attarder sur le découpage : Le cahier de Dominique, Le cahier d’Alain, Les carnets du commissaire Joyeux.

Dominique et Alain ? Une sœur et un frère. Elle, clouée sur une chaise d’infirme, tente de saisir les rênes de l’action, habitée par des pulsions violentes. Lui, passif et patient, observe, en réserve, inquisiteur. Dominique et Alain, les enfants de Clémence Lorris, une bourgeoise qui hante le curé, mais des caps, encore, entre lesquels nage Desnoyers, comme le monstre antique entre Charybde et Scylla. Dominique et Alain, victimes ou bourreaux, témoins ou bras armés ?

L’Église en prend pour son grade :

Mais ce n’était plus tenable : le monde moderne chantait et dansait derrière la porte. 

Hypocrisie et mur du silence, incohérence et absurde. Comment un prêtre, retranché des réalités matérielles et charnelles, conjugales et familiales, peut-il être amené à plonger, via la confession, dans les intimités les plus vénéneuses, espérer en sortir expert et indemne ? L’Église ? Et la société, dont elle n’est qu’une excroissance. Notre humanité, somme toute, dont l’épanouissement demeure à des années-lumière des progrès techniques et des institutions infiltrés par les meilleurs moments des meilleurs d’entre nous.

Maxime Benoît-Jeannin, avec Les enfants de l’Érèbe, nous tend un miroir et nous appelle à réagir. Avant qu’il ne soit trop tard.

Philippe Remy-Wilkin

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