Thierry HORGUELIN, Ma vie d’espion, L’oie de Cravan, 2023, 80 p., 14 €, ISBN : 9782924652510
De nos jours la story, l’intrigue, passe pour être l’essence d’un roman. Le rôle d’un romancier serait de raconter une bonne histoire avec des mots suffisamment évocateurs pour qu’un film continu se déroule dans l’esprit du lecteur, tandis qu’il tourne les pages et que l’histoire, bonne ou mauvaise, se substitue à sa conscience de dormeur éveillé.
Mais l’intrigue en elle-même ne fournit que l’humus des choses, leur illusion prise pour la surface de la vraie vie. Il y a une autre façon, plus précise, plus féconde, de dévoiler l’histoire véritable : c’est de faire courir sous la ligne apparente un contre-courant, un récit secret tout juste audible dans le ressac de l’action. Le passé grammatical, l’évocation de ce qui est révolu se combine ainsi avec l’avenir pour produire le ton rétrospectif du destin.
En ce temps-là, j’aimais vivre ma vie comme un roman d’espionnage. J’adoptais des itinéraires compliqués pour déjouer les filatures. Au taxi qui me ramenait de la gare à l’heure où les tramways ne circulent plus, je ne donnais jamais mon adresse, toujours celle d’une rue voisine. J’attendais que les points rouges de ses feux arrière se soient fondus dans la nuit avant de faire à pied les deux cents mètres qui me séparaient de mon studio.
Ma vie d’espion met en scène un narrateur à la fois rusé et naïf, qui a toujours placé, entre le réel et lui, les ondulations d’une existence imaginaire. Il se comporte en aventurier, en agent immergé, vivant son humble métier de photographe et ses amours clandestines (que par modestie il appelle ses galipettes), comme une longue mission secrète. Il se trouve soudain plongé dans une action qui lui échappe, où un trafic d’œuvres d’art, un enchâssement de fausses pistes, un complot, un incendie et une menace diffuse le confrontent à un danger des plus concrets. L’enquête qu’il mène alors, presque malgré lui, s’inscrit dans une atmosphère d’inquiétude, de surveillance généralisée, d’indices truqués, de double jeu, avec en contrepoint une histoire d’amour sans issue.
Tout cela, sans aucun doute, relève de l’essence du livre. Pourtant, le lecteur qui commettrait l’erreur de prendre Thierry Horguelin au premier degré raterait la richesse d’un livre conçu pour être un piège textuel à double détente : d’abord en opposant l’émotion du texte à la volonté de savoir du lecteur. Ensuite en faisant jaillir l’étincelle, le sens, des moments de lenteur du récit et non de la vitesse des éléments narratifs les plus frappants.
L’impression dynamique qu’on éprouve en s’enfonçant dans ce petit livre dense est celle d’une urgence organisée, d’un feu qui se communique, de proche en proche, à la moindre séquence.
Jour après jour, je refaisais mentalement la visite, en précisant le décor, en finissant toujours mon parcours devant la photo.
Le syndrome d’Arsène Lupin (un des plus puissants philtres d’initiation littéraire qui soient), joue à plein dans ce récit, comme une musique en sourdine.
Lire L’aiguille creuse adolescent, c’est découvrir le rapport nécessaire qu’il y a entre le texte, le secret et l’aventure. Une telle découverte ne s’oublie pas. Elle crée une forme d’esprit apte à reconnaître les cryptogrammes du monde, sous la forme multiple et déguisée où ils se présentent. Elle fournit un instrument de divulgation des mystères apparents. C’est ainsi que Ma vie d’espion, sans aucune allusion au génial perceur de coffres-forts historiques, duplique cette ambiance de demeures mystérieuses, de femmes aux deux sourires, de films révélateurs.
Thierry Horguelin, dans son rapport au monde et dans son art de l’évocation, est d’abord un poète, et c’est en poète qu’il étale devant nous le tracé de son labyrinthe transparent. Il ne s’amuse pas à créer des ombres vaines. Il pratique l’art de la mise en lumière des apparences, et mène son enquête intérieure jusqu’au centre du mystère : mais la partie n’est pas terminée pour autant. Ce qui qui subsiste, se poursuit, se prolonge, bien après la résolution factuelle, c’est une vision d’ensemble, une transposition magique du quotidien dans un grand jeu romanesque qui donne à la vie son gout de sel et d’enfance.
Rapide, allusif, discontinu, concentré, inspiré, l’auteur, après plusieurs recueils de nouvelles touchant au fantastique avec légèreté, vient de passer à la vitesse supérieure. Ma vie d’espion est un livre radical.
Luc Dellisse