Jean-Philippe TOUSSAINT, L’échiquier, Minuit, 2023, 250 p., 20 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-7073-4885-2
Cela pourrait commencer par une case, ou une date, la soirée du 12 mars 2020, et un lieu, Bruxelles. La première ministre belge vient d’annoncer le confinement du pays, pour cause de Covid. Quatre jours plus tard, c’est le cas également chez nos voisins français. Et l’on pourrait penser, ouvrant L’échiquier, nouveau livre de Jean-Philippe Toussaint, qu’il a cédé comme tant d’autres, écrivains, artistes, musiciens, scientifiques, chroniqueurs… à la tentation compréhensible de raconter son histoire du Covid, cet envahissement inconnu jusque là – ses tragédies et les bouleversements en chaîne de nos comportements pour y faire face.
Sauf que, Jean-Philippe Toussaint le rappelle dans une réponse (argumentée mais sèche) à une jeune lectrice (dépitée que ses livres ne racontent jamais d’histoire et ne donnent aucun message), « 1. la littérature n’a pas pour vocation de raconter des histoires et 2. l’écrivain n’a pas à délivrer de message. La littérature est un art. » S’il est donc question de pandémie dans ce récit, elle est avant tout un cadre temporel, fortuit et pourtant inévitable, de l’écriture. Davantage que dans d’autres romans, où réalité et fiction faisaient, parfois sous clés, cause commune, Toussaint ouvre les portes de l’autobiographie. Portrait du joueur, certes moins bravache, face au vieillissement et à sa cohorte de désagréments, la vue, la mémoire, le corps, et aux enjeux de l’écriture qu’il a abordés. Avec ironie saillante souvent, désinvolture parfois – pour mieux s’affranchir d’une pudeur qui n’est pas que romanesque – depuis La salle de bains, paru en 1985. Et donc, comment dénicher le juste discours de la méthode qui sera une manière de se rassurer dans sa relation au monde ? Et éviter l’angoisse de l’effacement de soi ?
Dans ce « Je me souviens » à travers des lieux (Bruxelles, Ostende, la banlieue parisienne, le Portugal, l’Algérie, Berlin, la Lituanie…) et des époques (la vision de la cour d’école de l’enfance, l’adolescence en pension, les amitiés qui comptent, heureuses ou douloureuses, la rencontre amoureuse avec une élue essentielle, l’âge d’être père et de perdre le sien, des incursions dans le cinéma…), Toussaint fait appel à Georges Perec, et à l’une de ses passions : le jeu d’échecs. La Vie mode d’emploi (1978) était construit sur une contrainte, la marche victorieuse du Cavalier, qui consiste à lui faire parcourir une et une seule fois les soixante-quatre cases de l’échiquier. Cela tombe bien, Toussaint a eu dès l’enfance une familiarité, puis une attraction solide à l’âge adulte, pour les échecs.
Avec plus de légèreté dans la contrainte, mais une minutie rigoureuse dans l’art de l’écrit, il saute d’une case à l’autre, son récit doux-amer intriqué dans d’autres projets qu’il espère mettre en place en cette année 2020, pour fuir le désœuvrement imposé… et la mort qui règne. Il entame une nouvelle traduction du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, publié par l’écrivain autrichien juste avant son suicide. Ce sera donc Échecs, dans la traduction au titre polysémique choisi par Toussaint, qui paraît en cette rentrée chez son éditeur (Minuit). Il envisage également un essai sur l’art de traduire : après quelques pages, ce projet fait long feu.
Et vient ce livre, L’échiquier, un journal de bord avec ses soixante-quatre cases (par un écrivain qui a de peu dépassé les 64 ans), ses ouvertures et ses fins de partie. On y croise donc un père. Très attachant portrait que Toussaint transmet d’un homme qui, grand journaliste et directeur du Soir, avant d’en démissionner par intégrité intellectuelle, initie son fils aux échecs… sans jamais avoir accepté de prendre le risque de le voir gagner. Jusqu’à ce que le fils écrive son premier roman… et que, fier de son rejeton, le père s’avoue vaincu, sur cet échiquier dont il n’a jamais eu, lui, toutes les (re)connaissances.
Voici la mère aussi, venue d’une famille lituanienne, figure scintillante de la vie intellectuelle bruxelloise par sa librairie, mais également d’une sensibilité tout en nuances et fragilités. Les amitiés, également, prennent – sans que Toussaint y ait été pour quelque chose, sinon de les écrire –, des allures modianesques. Avec, notamment, Gilles Andruet, champion de France d’échecs en 1988, de l’âge de Toussaint, exactement (et fils d’un pilote automobile charismatique, Jean-Claude Andruet, associé au succès des berlinettes Alpine). Ici encore, une évocation chaleureuse et tout en justesse d’un flambeur invétéré, habitué aux frasques autant qu’aux coups d’éclat des tournois, dont la vie s’interrompra tragiquement. La rencontre avec les maîtres d’échecs des années 1970-80 est là également, Karpov, Kasparov, Youssoupov, Kortchnoï … comme les figures d’écriture, Nabokov, Perec, Fellini, Truffaut. Tout autant qu’une série de combinaisons sur les cases du damier noir et blanc, c’est un jeu avec lui-même et ce qui l’a constitué, par l’écrit et à travers le temps, que donne à lire ici Jean-Philippe Toussaint.
Alain Delaunois
Plus d’information
Un extrait de L’échiquier
Un extrait proposé par les éditions de Minuit