Et le septième jour, la bave coula à flots

Antoine JOBARD, Atelier panique, Sabot, 2023, 200 p., 13 €, ISBN : 9782492352157

jobard atelier paniqueCe qui nous différencie des grands animaux, c’est pas tellement le rire, c’est qu’on triche tout le temps. 

Premier roman d’Antoine Jobard, Atelier panique est une histoire de contamination et de fascination. Une rencontre perverse entre deux personnages paumés sous la forme d’une genèse à l’envers : sept jours pour tout détruire, une fuite en avant vers le néant. Le titre juxtapose ce qui apparaît comme les lieux desquels émanent les protagonistes : pour le premier, jeune type un poil lymphatique adepte d’actions directes et de sabotage, la panique est cette deuxième peau-manteau dont il ne se défait que le temps de l’ivresse ; pour le second, vieux peintre à l’égo intarissable, l’atelier est un microcosme fonctionnant en vase clos où se réfugier, au risque de s’y perdre. Tous deux sont recouverts de l’individualisme crasse qui craquelle les idéaux les plus purs et leur confère le ton jaunâtre de l’inconsistance.

Partir. Voilà la meilleure idée du monde. Toujours la même. Quitter ce que l’on est, là où l’on s’est trop avachi, littéralement, avec l’illusion que ça ne recommencera pas ailleurs.

Si l’histoire commence comme un thriller révolutionnaire de banlieue, une enquête interlope en milieu urbain, c’est finalement tout autre chose qui prend la tête du récit en marche, au point que le tracas premier du personnage principal se dilue avec lui dans le cours des évènements – ou plutôt, des non évènements : pas des actions mais l’inverse, des actes manqués en cascade jusqu’à l’apothéose. Une paralysie générale qui commence par la cheville. Sur fond d’insurrection latente dont on ne sait si elle éclate dans le réel ou dans la tête des personnages, deux hommes pétris de certitudes et de principes qu’ils ne tiennent pas se dressent l’un contre l’autre ; combats de petits coqs déplumés qui mesurent leur valeur à hauteur des lâchetés de la personne en face. Ce faisant, ils échangent leurs corps, mêlent leurs postures : marmelade de cerveaux malades qui ajoute au trouble entretenu par l’auteur sur la nature du narrateur, portant son récit tantôt par « je », tantôt par « il », identités aussi fluctuantes qu’entremêlées qui mènent les personnages à se couler l’un dans l’autre jusqu’à former une même masse de matière molle, gluante, comme la parole glisse d’une tête à une bouche. Tout le monde se noie : dans ses discours ou son silence.

Il se méfie de sa propre logorrhée quand il se met à discourir. Un goût d’imposture dans l’haleine qu’il connaît bien et observe trop souvent chez d’autres. C’est foutu quand on s’aperçoit que de potentielles camarades parlent trop, méprisent vite, agissent peu et manquent d’humour, c’est-à-dire de distance. Faut toujours se méfier là où le discours étrangle l’action, et où l’autodérision est impossible. Toujours savoir mordre.

Alonso obsédé par l’action, le peintre obsédé par le geste perdu. Tous deux embourbés dans un même marasme, incapables de décision, écrasés par un idéal de table rase qu’ils n’auront pas l’énergie d’atteindre. Jobard enferme ses personnages dans la tentative, la fuite et le faux-semblant, dressant à travers leurs failles et leurs espoirs le portrait d’une société au bord de l’implosion, tiraillée qu’elle se trouve par ses contradictions – ici, on ne laisse personne se rouler dans ses principes, l’auteur travaille le matériau que constitue le réel comme on cracherait au visage de son reflet (et lui lance un clin d’œil avant de disparaître). Car jamais Jobard ne semble se situer au-dessus de ses personnages : comme Alonso est également Aloïs et Abel, mais pourrait aussi bien être le peintre, l’auteur comme le lecteur est le personnage au visage élastique qui évolue sous ses yeux. L’autodérision est toujours présente, en creux ; entre les piques et les railleries sourd une tendresse latente pour le monde névrosé qui se trouve décrit.

Mon pessimisme est désorganisé parce que je suis seul. Dehors, dans l’élan collectif, il s’ébrouerait de bonheur.

Atelier panique est un roman épileptique : la lecture devient expérience hallucinatoire, voyage dans un paysage pré-apocalyptique que traverse une grande rivière de fluides odorants, tant on saute d’un état à l’autre au fil des flux verbaux portés par une écriture organique éblouissante, pleine de viscères et de tripes. Un roman à digérer lentement, de préférence en bonne compagnie – comme on partagerait un repas au goût de fin du monde.

Louise Van Brabant