Un coup de cœur du Carnet
Dominique ROLIN, Dulle Griet, Postface de Maxime Thiry, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 320 p., 9,50 €, ISBN : 9782875685896
Figure marquante de l’imaginaire de Dominique Rolin, liée au pays natal, aux racines belges, au roman familial, le peintre Pieter Brueghel l’Ancien s’incarne dans son œuvre, donnant lieu au récit L’enragé (1978) et à Dulle Griet (1977). Si L’enragé campe le peintre flamand sur son lit de mort, le roman Dulle Griet prend racine dans la mort du père de l’écrivaine, dans le lever de souvenirs provoqué par sa disparition.
Les eaux de l’agonie ayant le lit pour cadre roulaient déjà dans le roman Le lit, lequel évoque la mort de son mari, le sculpteur Bernard Milleret. Dans le creuset d’un texte hors norme, d’une fabuleuse inventivité, traversé par des souffles d’inconscient, des synesthésies, par une volonté de sonder le passé familial, l’enfance afin de s’en délivrer, Dominique Rolin use du personnage de femme, Margot l’Enragée, Dulle Griet, au centre du tableau éponyme de Brueghel, comme d’un miroir, d’un double, ou, comme l’écrit Maxime Thiry dans sa magistrale postface, comme d’un répondant allégorique (Jean Starobinski) qui s’invite, s’impose dans le texte, prend les rênes du récit, troublant la trame narrative. Adressé à un destinataire laissé dans le flou, à celui qui, dans son œuvre, prendra le nom de Jim (Philippe Sollers), l’incipit « Je t’écris, donc je vis » pose l’entame d’une vacillation du cogito cartésien, lequel, secoué par des hordes de pensées inconscientes, cède la place à une multisensorialité scripturale.
La mort du père Jean Rolin provoque un mouvement d’éboulis qui contraint la fille à descendre dans les années épineuses de l’enfance. Le deuil réveille des scènes enfouies, une errance psychique en direction de la naissance. C’est accompagnée par le personnage ambivalent du folklore flamand, Dulle Griet, tout à la fois harpie destructrice et patronne des accouchées, que Dominique Rolin entame un périple mémoriel dans le terreau familial. La mort du père agit comme un événement déclencheur, Dulle Griet comme une alliée, une messagère habituée à franchir les portes de l’enfer.
Au moment où nous quittions la table s’est produit l’événement. Avec une éblouissante netteté de couleur et de dessin, j’ai vu se dresser entre papa qui mourait à l’écart et moi-même la Dulle Griet de Brueghel.
Dulle Griet, les rêves de la narratrice, sa propension à doubler les mondes des vivants, de la veille par les mondes des morts, des songes, à fibrer le présent par le passé composent les instances qui permettent de déployer la quintessence de l’imaginaire de Dominique Rolin : l’exploration thérapeutique, cathartique de l’intime, des ronces du passé familial, une exploration engrossée par l’univers symbolique, esthétique des primitifs flamands qui imprègne le royaume mental de celle qui écrit à partir du corps, du désir, des pulsions, en vue d’une délivrance.
Tout est poreux, tout est mouvant, non linéaire dans le royaume des souvenirs, dans la matière verbale de ce roman d’une audace et d’une beauté folles qui invagine les lieux, les temps, les personnes, l’autobiographique et le réservoir mythique du tableau de Brueghel. La figure de Dulle Griet troue la surface du panneau sur bois, s’invite dans le maintenant, épaule Domi dans sa quête des origines ; les objets ont pour vérité d’être des mots, lesquels mots courent en direction des morts.
Après ton départ j’ai rangé avec un soin particulier les objets que nous avions déplacés : ils étaient des mots eux aussi, ils méritaient qu’on les traite ainsi. Ils voulaient m’aider, c’était sûr, ils me donnaient leur courant.
L’endeuillement et la catalyse psychique, la création littéraire qu’il induit prennent la forme d’une ronde en douze pas qui se solde par le douzième chapitre, intitulé «Douzième pas ». Couleurs, sons, odeurs de la maison d’enfance, chiens du père, sensualité des désirs, érotisation de la mort, lumière de la ville de Paris ou de Venise dans lesquelles elle séjourne avec Jim, traversée du drame familial afin de cesser « d’être une esclave » et de se libérer, retours hallucinés, frangés de visions, sur la scène du théâtre intime, encore un pas vers le père, vers le ventre de la mère dont la barrière doit être franchie, autoanalyse, « appétit de régression larvaire », combats livrés contre la douleur de l’enfance, efforts pour s’arracher à l’emprise des origines, orgies échevelées où les morts copulent avec les vivants, les enfants avec leurs parents, baroque fécal et grotesque… l’écriture de Dulle Griet signe une nouvelle naissance, plus encore, elle sacre un acte d’auto-engendrement au terme duquel Dominique Rolin se retrouve « enceinte de [son] pays natal », à la fois père et mère de l’enfant qu’elle porte, de ses géniteurs, du roman de son avènement au monde, créature épicène au diapason du prénom qu’elle porte, qui clôture son voyage dans les contrées de l’hyper-perception par le mot « délivrance ».
Véronique Bergen