Pouvoirs de la parole et de la lettre

Un coup de cœur du Carnet

Jean Claude BOLOGNE, Emprises. Les contes du père Susar, maelstrÖm reEvolution, 2023, 324 p., 18 €, ISBN : 978-2-87505-475-3

bologne emprisesÉblouissant roman taillé dans l’ambition, l’érudition et la magie du verbe, Emprises. Les contes du père Susar enracine son récit dans les plis du 18ème siècle, ausculte les secrets, les jougs familiaux qui s’étirent sur plusieurs générations. Jean Claude Bologne a le secret des dispositifs narratifs d’une folle intelligence qui allie questions métaphysiques et complexité des âmes. Construit comme une cathédrale, le roman met en scène un conteur hors pair, le père Susar qui, accusé de sorcellerie, vit caché dans un hameau près de Liège depuis des décennies.

Dès l’entame, dès le prologue « La Cène pétrifiée », nous sommes plongés dans un récit qui évoque Le nom de la rose et la question du pouvoir des livres. À l’heure où Milo Manara publie le premier volume de l’adaptation du thriller médiéval d’Umberto Eco, Jean Claude Bologne nous transporte dans une mise en abyme des puissances de la fiction. Doté de mains en or, charpentier comme Jésus, le père Susar possède un double don, celui d’animer les figures de bois auxquelles il donne vie et celui de conter, de sculpter des mots prophétiques, véridiques, dans le creuset desquels le verbe se fait chair. Souveraine trouvaille narrative, la Cène liminale et finale que Jean Claude Bologne dresse est constituée de douze sculptures de bois, représentant douze personnages de la saga familiale (l’épouse, la fille Anne, le petit-fils à la voix séraphique, Jacques…), renvoyant aux douze apôtres.

Après des années de séparation, la fille cadette, Anne, vient demander l’aide de son père : qu’il fasse résonner sa parole de barde afin de sauver Jacques à la voix d’or. Être doué de vocables qui s’incarnent, qui se réalisent, c’est une grâce et une malédiction, car ce pouvoir magique attire la suspicion des autorités religieuses et politiques. Symbolique des nombres oblige, c’est en douze chapitres que le père Susar s’adresse à chacune de ses sculptures, vise à dénouer les emprises que les êtres subissent, exercent les uns sur les autres. Ses paraboles sont lancées du haut d’une chaire de vérité hérétique, dans une Cène aussi hétérodoxe que celle de Madonna dans Vanity Fair. 

Le vertige ouvert à qui s’interroge sur les sortilèges de la lettre culmine dans la question de la servitude volontaire (un extrait de La Boétie figure en exergue), dans les conflits entre le terrestre et le céleste, le théologique et le profane, l’oral et l’écrit. Par le glaive de la parole, le père Susar, analogon du romancier démiurge, se charge de libérer les siens, les proches des entraves qui corrodent leur libre-arbitre. Le credo qu’il a fait sien est tiré de Saint Paul, de L’épître aux Corinthiens : « la lettre tue, mais l’esprit vivifie ». Les vocables cadenassés dans les livres, dans les registres de dettes, de contrats de mariage, de lois aliènent les êtres, rompent l’alliance avec l’esprit des noms secrets que chaque humain porte en lui, un nom que le père Susar révèle à chacun des protagonistes. À la fin du roman, nous apprendrons le sort que le père Susar a réservé « aux insectes noirs alignés dans les livres », ces lieutenants de l’oppression.

Mais qu’en est-il de l’emprise qu’exerce la parole cérémonielle ? Qu’en est-il de l’ascendant et de l’envoûtement qu’exerce celui qui se targue de désenvoûter, qui fait profession de lever les emprises — le prêtre, le conteur, le psychanalyste ? Au fil de brillants retournements d’intrigues et d’une dynamique des jeux de forces, le conteur verra son magistère contesté par la montée en puissance des voix de sa femme et de sa fille qu’il a muselées.

Et c’est pour cela, parce que je n’ai jamais cessé de t’aimer, que je peux te le dire : donner la parole à ta fille, c’est encore lui transmettre ton monde. Il est temps d’entrer dans le nôtre.
Et ce vendredi 19 mars 1734, jour de la pleine lune, le pouvoir d’un homme s’est brisé sur la volonté d’une femme.

Avec brio, dans une langue abordant tous les registres, émaillée de termes latins et wallons, Jean Claude Bologne file la métaphore de l’auteur défait, en son auctoritas, par ses personnages, lesquels s’émancipent et conquièrent leur autonomie. Conteur jouant sur un clavier étendu où pouvoirs occultes, sorcelleries et érudition se côtoient, l’auteur enhardit la pensée et la langue, signant un magistral roman qui, s’il est ancré dans le Siècle des Lumières (des lumières souverainement ténébreuses), est éminemment contemporain. Une fiction que j’ai lue… sous emprise.

Véronique Bergen

Plus d’information

Un extrait d’Emprises

 

Extrait proposé par les éditions maelstrÖm reEvolution