Une fille en or

Camille BENYAMINA, Amélie Nothomb, Barbe bleue, Albin Michel, 2023, 120 p., 22 €, ISBN : 978-2-226-46796-6

benyamina barbe bleueAmélie Nothomb est une autrice multi-adaptée. Le cinéma (Hygiène de l’assassin, Stupeur et tremblements, Ni d’Ève ni d’Adam, Cosmétique de l’ennemi), le théâtre (Hygiène de l’assassin, Biographie de la faim, Le sabotage amoureux…) et même l’opéra (Hygiène de l’assassin, encore, en 1995) se sont saisis de ses livres. Manquait encore à ce tableau d’honneur déjà remarquable une adaptation – ou transmodalisation, comme on dit plus justement – en bande dessinée. La pratique connait en outre une vitalité particulière actuellement, Proust, Follett, ou encore Kafka se trouvant tour à tour bédéifiés. Amélie Nothomb rejoint désormais elle aussi le club : la Franco-québécoise Camille Benyamina signe un album tiré de son roman Barbe bleue.

Une bande dessinée qui est la transposition d’une transposition, donc, puisque l’ouvrage de Nothomb était lui-même une réécriture, déplacée à l’époque contemporaine, du conte de Charles Perrault. Le serial mari y devient un noble espagnol, Don Elemirio Nibal y Milcar (on admirera au passage l’art onomastique, jamais pris en défaut, de l’autrice d’Hygiène de l’assassin). Lequel passe une petite annonce pour trouver une locataire pour l’une des chambres de sa somptueuse résidence parisienne, après la disparition inexpliquée des huit locataires précédentes. C’est ainsi qu’il repère la candidate idéale en une jeune Belge, Saturnine Puissant,  attirée par le loyer plus que modique. Comme dans le conte, toute la demeure est accessible à la nouvelle venue, sauf une pièce réservée à l’usage exclusif de Don Elemirio. On devine très vite que la disparition des précédentes locataires est liée à la transgression de cet interdit. Fascinée par le goût exquis de son hôte mais consciente de son pedigree d’assassin, Saturnine se surprend à prendre plaisir à leurs discussions et aux délicieux repas qu’il lui prépare.

Du roman d’Amélie Nothomb, Camille Benyamina ne garde forcément que certains éléments, et les réinvente. Il serait vain de lire l’album façon jeu des sept erreurs. Barbe bleue tue de toute façon toute velléité de ce type dans l’œuf : la bédéiste termine son livre par une note dans laquelle elle avoue les libertés qu’elle a prises par rapport au roman dont elle s’est inspirée. Elle conserve du roman-source sa question centrale : la confrontation quotidienne entre Saturnine et Don Elemirio.

Les romans d’Amélie Nothomb comportent peu de descriptions, autorisant toutes les fantaisies pour la représentation des personnages et des décors. Camille Benyamina a toutefois prêté des traits physiques sobres, sinon banals, à un Elemirio pourtant bien excentrique. La fantaisie se trouve ailleurs : à plusieurs reprises, le récit bascule de la réalité quotidienne des deux protagonistes vers des moments oniriques, qui transforment une simple partie de dames en une scène de combat, ou un dessert en une baignade…

Pour Barbe bleue, la bédéiste a réalisé un important travail sur les couleurs. Elles sont centrales dans l’univers mental de Don Elemirio, qui attribue une couleur de l’arc-en-ciel à chacune de ses colocataires-victimes. Il réserve le jaune à Saturnine, ce qui donne lieu à des déclinaisons diverses de la teinte : œuf, or, champagne, le jaune est dans la nourriture, dans les plats, dans les tissus, dans les reflets. Il s’impose dès la couverture du livre, encadrée de rinceaux dorés, sur laquelle Saturnine trône dans le somptueux kimono que lui a tissé l’Espagnol, un verre de champagne à la main.

Si le conte de Perrault peut se lire comme une satire de la curiosité féminine, le roman d’Amélie Nothomb, et à sa suite l’album de Camille Benyamina, déplacent l’enjeu de l’histoire vers la question du respect du jardin secret (celui de Barbe bleue en l’occurrence). Paradoxalement, la bédéiste nous donne pourtant à voir la chambre interdite du personnage masculin. Le dessin, muet, s’étale même sur une double page.  Et constitue indiscutablement l’un des passages les plus saisissants d’un album plaisant de la première à la dernière page.

Nausicaa Dewez

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Un extrait de Barbe bleue

Un extrait proposé par les éditions Albin Michel