Dans l’avant-vie de Dominique Rolin

Un coup de cœur du Carnet

Dominique ROLIN, L’infini chez soi, postface de Pierre Piret, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 300 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-588-9

rolin l'infini chez soi« Toute invention, dis-je à mon tour non sans une certaine lâcheté retorse dont j’ai parfaitement conscience, toute invention est sanctifiée, rectifiée, justifiée vaille que vaille par le feu d’une réalité folle. » Insérée dans l’audacieuse architecture romanesque de L’infini chez soi – paru en 1980 chez Denoël et très heureusement à nouveau accessible aujourd’hui dans la collection Espace Nord, avec une postface appuyée de Pierre Piret – cette énonciation péremptoire de Dominique Rolin s’applique on ne peut plus exactement, pourtant, à l’étonnant échafaudage temporel dessiné et mis en place par l’écrivaine. Quoique pouvant se lire de manière tout à fait autonome, ce roman à l’ingénieuse inventivité formelle constitue le premier volet d’une trilogie partiellement autobiographique, poursuivie en 1982 par Le gâteau des morts et en 1984 par La voyageuse – qui se clôture sur la mort de la narratrice, annoncée pour l’année 2000. (Fiction encore, car Dominique Rolin s’est éteinte bien plus tard, en 2012, son dernier livre ayant paru en 2003).

Dans L’infini chez soi, Rolin remonte le cours du temps et descend aux abysses, jusqu’à son « avant-vie », soit le moment où, à peine conçue, à peine fœtus, elle peut contempler, ressentir, essayer de comprendre et auto-analyser, par le prisme du ventre maternel, les évènements qui ont précédé sa naissance. La « réalité folle » du récit se déroule depuis cet observatoire aussi insolite que tout-puissant, qui permet en effet, une fois admis le principe de départ, d’inventer autant que de questionner la mémoire d’un passé plausible – et de le convoquer dans le présent. La narratrice de l’an 1978 relate, sans se priver elle-même d’intervenir à tout bout de champ en faisant appel à ses sens en éveil, les circonstances d’une rencontre. En 1911, Esther Cladel, jeune vendeuse dans une boutique de mode à Paris – et fille de l’écrivain naturaliste Léon Cladel – fait la connaissance à peine forcée d’un bibliothécaire de Bruxelles nommé Jean Rolin : les futurs parents de Dominique. De leur union naîtront encore deux autres enfants, Denys et Françoise. Apparait dans l’intrigue, beaucoup et surtout, l’entourage des parents d’Esther et de Jean, qui ont facilité ? poussé ? créé ? cette union, dès ses débuts peu évidente. Leur mariage conventionnel se révèle assez vite bousculé par la disharmonie, les tumultes et une incompatibilité de caractère régnant entre les deux conjoints, suscitant par réaction de solides traumatismes chez Dominique : on sait qu’une grande partie de son œuvre noue et dénoue les fils de cette pelote de haine qu’elle a pu voir se développer chez ses parents, et qu’elle-même a (re)vécue lors de son premier mariage.

La construction du roman fonctionne selon le rythme des saisons, mais s’ouvre d’abord par… l’hiver. Et se termine logiquement sur la période automnale, où la narratrice de 1978 éprouve un choc nerveusement douloureux à l’évocation sensuelle des corps de Jean et Esther, portés une nuit d’octobre 1912 « par une lueur amoureuse, ou une sueur amoureuse » dans une chambre de l’hôtel des Artistes, où l’enlacement mutuel amorce l’arrivée neuf mois plus tard de leur première enfant. Toute l’inventivité chirurgicale et féroce de Dominique Rolin déferle dans ces pages à l’écriture finement descriptive… d’une réalité reconstruite, et sans cesse rappelée au lecteur par la narratrice omnisciente.

Dans le récit viennent s’entremêler et s’entrechoquer, par la fiction de cette « avant-vie », les évènements passés-présents d’un Temps étendu à l’infini, narrés par une écrivaine à l’automne de sa vie… qui n’entend rien lâcher à l’usure de ce Temps. Mixant des souvenirs vrais et faux d’Esther, des dialogues tendus entre mère et fille, de plausibles disputes et d’improbables réconciliations (qui finissent par survenir deux pages plus loin), faisant surgir de l’inconscient analytique, en incises soudaines, d’autres éléments de la vie de la narratrice (la tragique disparition d’un jeune neveu, l’arrivée toujours souveraine et délivrante de Jim-tournant-la-clé-de-la-porte-de-l’appartement-de-la-rue-de-Verneuil), Dominique Rolin livre là un étourdissant roman. Sans hésiter, elle y admoneste l’écrivaine qu’elle est, aux prises avec l’imaginaire et les mots. On pourrait sans doute qualifier ce roman de familial, si l’on y prend bien en compte toute la vigueur et toute la rage, parfois, qui animent ces pages dénuées de sensiblerie et de pathos. Pour le plus grand plaisir du lecteur.    

Alain Delaunois

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