Habiter l’imperceptible

Laurence SKIVEE, os cuillère, Préface de Tristan Sautier, La Lettre volée, 2024, 56 p., 14 €, ISBN : 9782873176211

skivee os cuillereIncarner le désincarné, laisser la présence en pointillé, sur la pointe de la venue et de la partance, tracer des mots qui interrogent le lien entre un « je » et un « tu » abandonnés à leur indéfinition… dans os cuillère, son dernier recueil poétique préfacé par Tristan Sautier, la poétesse et plasticienne Laurence Skivée s’aventure sous la ligne des vocables, là où le plein de l’os et le creux de la cuillère offrent l’image d’une rencontre possible entre soi et l’autre, soi et soi. La disposition graphique des vers matérialise l’impossible rêve de toucher l’autre et l’amorce d’un dialogue par-delà les solitudes.

Tuyau
de solitude

comme si
nous n’avions
pas besoin
de parler

La poésie de Laurence Skivée creuse un espace frangé de blanc, de silence, de quête d’un mouvement inachevable. La page devient ce lieu où s’abolit la distance entre les sensations et les faits, entre le monde intérieur et la réalité concrète. La parcimonie des mots, l’élection de parenthèses qui s’excusent de monter à l’être, l’usage des italiques, le mot « solaire » raturé, la partition mentale de souvenirs à demi-effacés se situent à l’endroit où la parole émerge, jamais assurée de la nécessité de faire le deuil du silence.

Au travers d’une diaspora de la vue, du toucher, de l’ouïe, deux êtres se rapprochent, les notes blanches du silence décoiffent les têtes

je renverse la cuillère

                                         ah !

tu es vide enfin

                                         sur terre avec le corps

Aventurière du royaume de l’imperceptible, la poétesse habite les traces, les murmures, les frôlements, dans une attention à la fragilité des événements, des peaux, des arbres, gardienne de l’épure et de l’aiguisé. Comment les lignes des dessins, celles des mots peuvent-elles faire le deuil des morts, de l’avant-langage, des noces infra-langagières entre la mère et l’enfant ? Comment nous aident-elles à regagner cet arrière-monde dont, à insister, la perte se métamorphose parfois en d’éphémères retrouvailles ?       

Le sujet errant de l’énonciation advient au rythme où les phrases éclosent, sachant que « parler / est si difficile ». Le sujet s’engendre au rythme où les mots tombent de la cuillère et caressent l’os, ces deux personnages objectaux réunis en un seul syntagme sibyllin. C’est au cœur de l’avènement de possibles ténus que, diaphane, Laurence Skivée s’installe.

Véronique Bergen

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