La mémoire retrouvée

Francesco PITTAU, Quartier-Mère, Arbre à paroles, 2024, 120 p., 14 €, ISBN : 978-2-87406-742-6

pittau quartier mereOn ne se souvient pas des jours, on se souvient des instants, écrit Cesare Pavese dans Le métier de vivre. Avec le coup d’œil du dessinateur qu’il est, Francesco Pittau nous donne à lire avec les poèmes de Quartier-Mère un livre de fidélité mémorielle : la famille, la culture italienne, la double  appartenance identitaire de l’immigré, le travail dans les charbonnages, les rêves d’ailleurs et la réalité sociale, l’enfance… sont ici finement évoqués, avec une sobriété de ton et de forme qui n’en souligne que mieux l’évocation vibratoire. Au fil des pages de ce poète au trait ferme, dont la sensibilité maîtrisée rehausse le pouvoir d’émotion, nous sommes invités à feuilleter le livre d’images d’une vie, de la Méditerranée aux terrils du Borinage, en parcourant, par petits détails concrets et touches vives, une époque révolue où se mêlent les odeurs, les couleurs, la lumière et les ombres, les moments de joie et de nostalgie, les petits riens qui composent toute la richesse affective dont nous prenons conscience une fois le temps révolu. Dans la maison vide, si la main qui cherche par hasard une pièce de monnaie ayant roulé sous un meuble ne ramène que de la poussière, elle se referme toutefois sur un petit objet rouge en plastique aux formes tarabiscotées : ce brimborion oublié est comme le poème ou la matérialisation sensible et dérisoire de l’or du temps  (André Breton). En une image simple,  un détail presque insignifiant, le poète condense son art poétique et sa thématique. On s’en apercevra tout au long des bonheurs de lecture que nous offre ce qu’il convient d’appeler à la fois un recueil, par la discontinuité des sujets, et un seul long poème, par la numérotation en chiffres romains et l’épilogue final, où Pittau accueille et recueille la vie oscillant entre présence et disparition, vérité et illusion…

En effet, ces poèmes ne sont pas que l’évocation autobiographique d’un destin. Ce ne sont pas seulement des miniatures d’instants  éternisés qui finissent par offrir une forme de récit. Bien sûr, chaque poème est la relation d’un instant, d’une sensation, d’un événement vécu : contrairement au récit en prose, le poème a toutefois  la capacité de condenser en lui le dit et le non-dit. Un poème ne figure pas, il transfigure. Il ne dépeint pas, il suggère. Le propos lisible, la question posée par Francesco Pittau dans Quartier-Mère, tiennent aussi dans cette interrogation qui touche à la nature de la parole poétique. Ce dont nous nous souvenons, est-il réel ? Quel rôle notre perception joue-t-elle dans le processus mémoriel ? Il n’y a aucune différence entre une perception et une hallucination, dit Edgar Morin. Qu’est-ce alors qu’une mémoire retrouvée ? Car, dès lors que notre perception visuelle n’est qu’une représentation de la réalité, n’en va-t-il pas de même lorsque notre perception mémorielle prétend reconstituer la réalité, plus ou moins fidèlement, avec un risque d’erreur ? La grande réussite de Pittau en la matière tient sans doute à sa faculté de saisir  par le biais de tous ses sens des détails très phénoménologiques et d’en exprimer par une image juste la concrétude et l’essence, ouvrant ainsi la porte de la réalité sur une plus profonde perception de l’instant et de ce qui s’y joue de manière éphémère mais déterminante pour l’affectivité humaine. S’il est vrai que, de manière rationnelle et classique, notre perception est partiale et partielle, notre attention limitée et le monde complexe — ce qui a pour conséquence que notre information est toujours incomplète —, le rôle de l’art est d’élire les fragments perçus et de les restituer rythmiquement en offrant par la magie de l’aléatoire et du rapport métaphorique une vision qui tout-à-coup fait sens et ne veut rien expliquer. Le principe d’immanence éclaire cette fonction particulière de l’art : Au point de vue épistémologique, ce principe soutient que nous ne connaissons que ce qui est à l’intérieur de l’esprit ou que rien n’advient à l’esprit si celui-ci n’est pas déjà en attente (Georges Thinès). La surréalité est donc contenue dans la réalité même, elle ne lui est ni supérieure ni extérieure. Parmi les exemples de cette magie poétique et opératoire de Quartier-Mère, cette évocation d’une course cycliste locale :

[…] la station-service
déserte
répercute la lumière
de ce dimanche
d’hiver
les coureurs cyclistes
passent dans un bruit
d’horlogerie
[…].

Éric Brogniet

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foire du livre 2024 visuel

Francesco Pittau sera présent à la Foire du livre.

  • Dimanche 07 avril de 15h à 16h – Stand 216 : dédicaces