« Nous rencontrons en rêve nos propres fantômes échevelés »

Un coup de cœur du Carnet

Xavier HANOTTE, Le feu des lucioles, postface d’Eric Faye, Belfond, 2024, 102 p., 20 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-7144-0383-4

hanotte le feu des luciolesKeith Douglas meurt le 9 juin 1944, trois jours après le débarquement de Normandie, à côté du char qu’il commande, à l’âge de 24 ans. Son œuvre poétique est encore peu abondante ; elle hante cependant Le feu des lucioles de Xavier Hanotte.

Le roman commence d’ailleurs par un superbe portrait humain et littéraire du poète, faisant la part belle à des extraits de ses poèmes. On y découvre un homme hanté par la mort dont il sait qu’elle surviendra sans doute bientôt ; un homme qui porte un regard transfiguré par la poésie sur les réalités les plus dures auxquelles il doit faire face. (Pour qui veut découvrir le poète, ce premier chapitre est une parfaite introduction.)

Ce texte, on comprend par la suite qu’il est le fait d’un étudiant en philologie germanique ayant travaillé sur Keith Douglas. Ses études terminées, Frédéric Dutrieux accomplit son service militaire, encore obligatoire en 1984. Son grand-oncle s’appelait également Frédéric Dutrieux ; comme sergent, il faisait partie de la brigade Piron, cette unité belge qui a combattu aux côtés des armées alliées et a libéré plusieurs agglomérations françaises de la côte normande. Il a disparu en Normandie en août 1944. De lui ne reste qu’un carnet toilé, rempli de notes et d’esquisses de poèmes, dont les pages restent vierges après le 16 août, sauf deux lignes mystérieuses non datées.

Lorsque l’on demande à Dutrieux jeune les motifs de son intérêt pour Douglas, il avance des raisons d’ordre intellectuel, convaincantes vu le portrait qu’il en a fait. Néanmoins, il affirme qu’un autre motif relève de l’ordre affectif et intime. Il évoque alors le carnet toilé de son aîné avec émotion. Mais aucune explication n’est donnée quant au rapport de ce carnet avec le poète anglais, du moins pas à ce moment. Il faudra tout le récit qui s’en suit pour qu’au bout du compte le lecteur puisse se formuler des hypothèses sur ce lien non explicité.

Après la description quelque peu sarcastique de l’incorporation de Dutrieux jeune à l’armée, l’histoire prend une dimension magique. Elle repose sur des courts-circuits temporels, entre rêve et peut-être réel. Les liens et les plis temporels se révèlent d’une grande complexité, sans doute les plus élaborés dans l’œuvre d’Hanotte. Le roman est construit sur plusieurs strates entre lesquelles navigue le lecteur agréablement dépaysé.

Une locution adverbiale revient souvent : entre-temps. Xavier Hanotte choisit l’orthographe avec trait d’union, qui devient bien plus qu’un simple signe typographique. Il faut le prendre au pied de la lettre comme un trait marquant l’union entre des choses et des faits a priori distincts. Dans cet entre-temps va s’instaurer un jeu de doubles reposant sur la ressemblance. Ressemblance qui par deux fois s’impose brutalement, « depuis quelque temps », « aussitôt que », comme si celle-ci impliquait tout aussitôt une proximité de destin. Apparaît alors une forme de dissociation de personnalité, une perte de l’identité, perturbée qu’elle est par l’identique. Mais jamais ce qui a justifié ce rapprochement des individus n’est donné. Là aussi, c’est le récit qui offrira des pistes possibles d’explication.

Entre les strates du roman, des liens explicites – plus ou moins logiques – se tissent. Mais il y a surtout la somme de détails repris d’un niveau à l’autre, avec néanmoins de petites variations très significatives, qui à la fois contribuent au rapprochement des niveaux et à la fois en préservent les divergences (« Cette divergence me rassurait presque. »). Parmi d’autres, citons le béret que l’on met ou pas et dont la couleur est significative ; la main droite ou gauche qui manipule l’arme ; le fusil qui sert de béquille. Tout cela tresse une cohérence profonde, en complément des faits ponctuels rapprochés.

Dans ces rapprochements, un autre adverbe occupe une place essentielle : vraiment. « L’adverbe nourrissait tous les vertiges et résumait à lui seul les nombreuses questions que je me posais. » Et le lecteur est lui aussi amené à se demander ce qui advient vraiment. Car le roman explore les méandres des rêves et leur « cohérence paradoxale » abolissant les frontières. Jusqu’au bout l’explication reste ouverte.

La mort est l’interrogation centrale du roman, balisé dès le chapitre initial par les réflexions et les poèmes de Keith Douglas. Elle est l’expression ultime de ce que l’on pourrait nommer l’absence à soi, éprouvée par les personnages dans le sentiment de basculement ou dans l’évanouissement qui fait disparaître la réalité. Est lié à cela le thème des portes et des passages. Ou encore l’impression du déjà. Dans l’indécision de la perception, les limites temporelles se brouillent ; connaître déjà et découvrir se superposent : « Je connaissais ces vers par cœur. Fermant les yeux, je les récitai à mi-voix. J’avais l’impression de les découvrir. » De nombreuses réflexions portent aussi sur le destin et son caractère ou non inéluctable.

Les lucioles occupent évidemment une place particulière. Firefly désigne d’abord un type de char de combat, dont on ignore pourtant pourquoi ce nom lui a été donné. Les insectes qui illuminent les nuits apparaissent chaque fois avant des moments cruciaux de perte d’identité et de conscience, par exemple la nuit qui précède la mort de Douglas ; mais aussi avant les moments de bascule des autres personnages dans le noir : « Puis tout devint noir, en moi et autour de moi ».

On l’aura compris, Xavier Hanotte inscrit son roman sous le signe du réalisme magique. Il joue d’un saisissant effet de contraste. Les repères temporels sont précis, mais dans un contexte de perméabilité du temps (qu’il a déjà exploité par ailleurs, dans Derrière la colline, par exemple). Mais surtout les références spatiales sont, elles, d’une extrême précision, et cela peu importe l’époque décrite. Ce contraste contribue à accentuer le très plaisant et salutaire désarroi du lecteur.

Le romancier sacrifie cependant au réalisme le plus trivial quand il évoque l’incorporation de Frédéric Dutrieux jeune en 1984 dans un camp de formation. Il y met une bonne dose d’humour et de satire, qui ne sont pourtant pas éloignés de la réalité.

Le titre de cet article est un vers de Keith Douglas, ce fantôme qui hante le récit et trouble les autres personnages, devenant eux-mêmes des sortes de fantômes.

Joseph Duhamel

Plus d’information

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Xavier Hanotte présentera Le feu des lucioles et Un parfum de braise (Weyrich) à la Foire du livre.

  • Samedi 06 avril à 16h – Place de l’Europe : Est-ce ainsi que les hommes meurent? Rencontre entre Xavier Hanotte et Mathias Enard
  • Samedi 06 avril de 13h à 15h – Stand 203 : dédicaces d’Un parfum de braise
  • Samedi 06 avril de 17h à 19h – Stand 325 : dédicaces du Feu des lucioles