Diane Meur, grave et drôle

Diane Meur

Cet été 2015 est paru La carte des Mendelssohn, septième roman de Diane Meur. Dans une œuvre qui se renouvelle de livre en livre, ce roman apparaît néanmoins comme une manière d’aboutissement temporaire, permettant de mettre en perspective les textes antérieurs et de dégager la cohérence qui unit des livres très différents.

À 17 ans, Diane Meur quitte Bruxelles pour Paris où elle suit des études de lettres à l’École Normale Supérieure, avec quelques incursions dans l’histoire et la philosophie. Elle s’oriente vers la traduction littéraire, principalement de l’allemand. Elle traduit entre autres Heine, Auerbach, Buber, Nizon. Sa carrière de romancière commence par la littérature de jeunesse.[1] Elle y reprend des personnages qu’elle n’a pas inventés, destinés à une série qui ne verra finalement pas le jour. Sa technique narrative héritée du roman d’aventures est déjà parfaitement maîtrisée : rebondissements et coups de théâtre, chutes des chapitres, annonces voilées de développements possibles, intervention du narrateur dans le récit, autant d’éléments qui donnent à ses récits un aspect à la fois drôle et palpitant.

La vie de Mardochée de Löwenfels, écrite par lui-même paraît en 2002 et impressionne par sa maîtrise. Le livre obtient d’ailleurs le Prix de la Première Œuvre décerné par la Communauté française de Belgique. L’histoire se déroule au XIVe siècle dans un petit duché allemand. Imaginé au départ comme un roman d’aventures, le texte prend, au fur et à mesure de la rédaction, un autre aspect. Derrière les péripéties de la vie de Mardochée, c’est toute l’histoire politique, religieuse et intellectuelle de ce siècle où la pensée commence à explorer des territoires interdits qui est évoquée. Venetius, le maître, a des ambitions intellectuelles pour le jeune Mardochée qu’il sent plein de capacités. Mais la vie en décide autrement. Ce thème du destin individuel au sein des soubresauts de l’Histoire, de la fragilité et de la fugacité d’une vie face au temps qui passe, donne au livre une résonance humaine profonde. Centrale également la problématique des générations et plus spécialement le rapport entre père et fils, comme entre maître et élève, débouchant sur la dure constatation qu’il faut un jour tuer le père, et la culpabilité qui en résulte. Déjà perce aussi ce qui sera un axe majeur des romans ultérieurs, le ton de la narration et l’humour.

Changement radical d’époque pour Raptus (2004), qui se déroule à Paris dans les années 2000, où Matthieu vit comme une trahison un apparent reniement dans l’évolution politique de son père. Cela l’amène à perdre pied et à entrer dans un délire où se pose la question de la croyance et de la foi, qu’elles soient religieuses ou révolutionnaires. Dans cette interrogation, Matthieu rejoint Mardochée.

Des vivants et des ombres (2007, Prix Rossel) a pour cadre la Galicie, entre Pologne et Empire austro-hongrois, tout au long du XIXe siècle. Le roman présente une fresque détaillée de la situation politique et sociale de cette région troublée. Et les destins individuels y subissent fortement l’influence du contexte. Six femmes, Clara, la mère, et ses cinq filles, voient leur existence et leurs aspirations limitées par leur statut et doivent choisir entre se conformer ou fuir. L’histoire couvrant un période de près de 150 ans, Diane Meur explore donc plus que la durée d’une vie, celle de plusieurs générations, et donc la transmission et l’héritage. Y apparaissent les « filiations courbes », puisque au-delà de l’hérédité, de la passation des biens et des valeurs morales, des récurrences de comportements et de situations créent des fidélités autrement plus fortes. Ou bien est-ce la loi de l’analogie, sous la forme de contraste, d’antagonisme ou de continuité, qui préside à ces bégaiements de l’histoire familiale ? Et quels secrets y sont-ils donnés à lire ? Le parti-pris narratif accentue l’impression de durée, puisque c’est la maison qui raconte, la seule à même de brasser cette durée. La situation particulière de cette narratrice lui permet de s’interroger autrement sur l’origine et le commencement.

Alors que les précédents récits décrivent un cadre historique précis et bien documenté, Les villes de la plaine (2011) invente une ville et un pays imaginaires, qui semblent pourtant familiers, décalques qu’ils sont du Moyen-Orient antique. La cité de Sir vit figée sous le poids du formalisme de la loi d’Anouher édictée plusieurs siècles auparavant et récupérée au profit d’une caste. Le scribe Asral chargé de sa retranscription finit par la mettre en doute. Les conséquences en seront dévastatrices. Mais il s’agit aussi d’une histoire d’amour sur fond de rébellion des femmes. Interrogation sur la croyance et le pouvoir, le roman est aussi réflexion sur la notion d’origine et sur le passage du temps, l’idée du changement et la fidélité à l’esprit et à la lettre de la loi. Les relations du maître et de l’élève révèlent une inversion : c’est la naïveté de l’interrogation de l’élève qui permet au maître de sortir de la sclérose du passé.

Dernier paru, La carte des Mendelssohn (2015), différent des précédents romans, en est pourtant l’aboutissement. Le livre trouve son origine dans l’intérêt que porte Diane Meur à Abraham Mendelssohn, fils de Moses, philosophe allemand des Lumières, et père de Felix, le musicien romantique. Mais devant l’énormité de ce qui a déjà été écrit, que lui reste-t-il à explorer, quelles marges a-t-elle encore pour développer une fiction ? Elle décide donc un jour de faire de sa propre recherche l’objet du roman : « j’ai compris que je n’écrirais pas le roman des Mendelssohn mais le roman vécu de ma recherche sur les Mendelssohn, dont je serais le seul personnage répondant à mes critères du personnage de fiction, puisque je ne connais pas d’avance ma propre vie (façon de vous dire que j’ignore absolument où, quand et comment finira ce livre). » Le roman alterne donc le récit de la recherche et son résultat : la description des principaux événements qui ont marqué l’existence de Moses, d’Abraham et de Felix, mais aussi l’évocation de leur nombreuse descendance, partout dans le monde. Et donc des filiations courbes, des coïncidences et des ressemblances, avec le caractère tragique qu’elles peuvent recéler.

Diane Meur a l’art de camper des personnages que la destinée n’épargne pas, ballotés par l’Histoire, confrontés à plus de rêves et d’espoirs déçus que réalisés. Surtout les femmes que l’oppression sociale contraint spécialement, que ce soient Clara et ses cinq filles de Les vivants et les ombres, Djili la blanchisseuse de Les villes de la plaine ou Gisèle, la fille d’un tisserand misérable dans Mardochée. Cette attention à des destins particuliers s’appuie sur la description claire et documentée du contexte politique et social, dont elle résume bien les enjeux. Et dans le cadre inventé de Les villes de la plaine, Diane Meur peut mener une réflexion toute en nuances sur les mécanismes du pouvoir.

La généalogie, ou le commencement et la fin

De mêmes interrogations sont au cœur de chaque livre, abordées sous des angles différents, celle de la généalogie, du commencement et de la fin, par exemple. Le récit de Mardochée débute par l’évocation nostalgique de son enfance : « Comme elle est vive, et courte, la joie de nos premières années ! » Au-delà de cette joie originelle, sa réflexion se prolonge sur la lignée et le rang qu’il y occupe, d’autant plus pour lui qui, suite à la promesse de son trisaïeul lors d’une croisade, porte ce nom juif si difficile à assumer. Contraint de fuir sa famille et son château, il est accueilli par Venetius, érudit qui ose penser autrement. Mais, face à cet homme, il est devant un choix de fidélité : la vie d’un penseur ou celle d’amour et d’action à laquelle sa jeunesse l’avait préparé. Il sera amené à choisir une voie qui l’éloigne de son maître. La fin du récit reste indécise, teintée de mélancolie : la personne qu’attend Mardochée et qui pourrait donner un semblant de sens à sa vie est-elle dans le bateau qui attend au large ? Mardochée survivra-t-il à l’épidémie qui ravage le port ?

Dans Raptus, Matthieu, orphelin de mère dès sa naissance, se sent trahi, à 20 ans, par son père. La première altération de son comportement se marque dans sa perception du temps, touchant précisément à sa naissance. « Il lui semble, en d’autres termes, que sa vie a commencé bien avant sa naissance, qu’il est un homme originel? Qu’il a toujours été. » Ces mots soulignés par l’auteure insistent sur cette question de l’origine. Et le livre se clôt sur une sorte d’assomption de Matthieu, dont le statut reste flou.

Pour la maison narratrice de Les vivants et les ombres, le commencement a peu de sens : qu’y avait-il avant elle, si ce n’est un champ qui avait toujours été là ? Et pour elle qui vit dans un présent perpétuel, le temps est « une notion bien abstraite ». Et tout aussi confuse est l’ascendance de Jozef Zemka, le maître des lieux, alourdie par un secret. Après la débâcle familiale, le fil se perd, et la narratrice ne peut qu’aligner les points d’interrogation sur le devenir de la descendance.

L’origine et le sens de la loi d’Anouher qui règle la vie de Sir sont perdus, masqués par une rigidification du texte et des codes au profit de quelques-uns. Retrouver ce moment originaire, entre autres par le biais de la langue d’un montagnard, proche des formes anciennes de la langue sacrée, et percevoir alors l’évolution des choses et la nécessité d’une reformulation, tel est le trajet du scribe Asral. À nouveau, l’auteure laisse la fin ouverte. Le lecteur ne l’apprend que par les conclusions de l’expédition archéologique, dont le récit des travaux est décrit conjointement à celui de l’intrigue principale.

La carte des Mendelssohn brouille et redistribue les données de la problématique de la généalogie, de l’origine et de la fin. Le premier chapitre porte le titre « Au commencement » et débute par « Au commencement, il y avait un homme… Eh bien non. » Donnant l’impression de se lancer à nouveau dans un roman historique et généalogique, l’auteure relativise d’emblée : « Ce sont des multitudes d’ancêtres dont le nom s’est perdu, de plus en plus nombreux et incertains à mesure que l’on remonte,… dans ce domaine, il n’y a pas de commencement. » Mais ce roman qui commence en disant qu’il ne sait où commencer, ce roman en train de se faire qui porte en lui le fantasme de se clore la veille de sa parution, comment finit-il, d’autant plus qu’il a changé de sujet et de nature au long de son développement ? Diane Meur déplace subtilement la question. Elle ne mettra pas une fin arbitraire à cette généalogie par nature sans fin, et donc à sa recherche sans fin.

Il fallait que je renonce à arriver quelque part et envisage plutôt de revenir en arrière. Pas de revenir à l’origine, ah non ! j’en avais terminé avec les origines, la source des fleuves, les choses ou les gens dont tout était venu. Mais revenir à la jonction, trouver l’axe de symétrie, le point exact où ma vie avait commencé à se refléter dans ce roman à venir. Ou le roman, de projeter sur ma vie son ombre avant-courrière.

Ce point avait à voir avec les eaux, lieu de reflet par excellence. Des eaux dormantes, sans courants ni marées,…

Ce point, c’est une après-midi passée avec des amis près d’un étang, débouchant sur un poème qui clôt le livre et comporte ce vers : « Certains lieux portent un monde. » Ce lieu de reflet renvoie ainsi à tous les lieux sur l’importance desquels D. Meur a insisté dans ses romans : Löwenfels, un monastère, la maison de Venetius, l’appartement de Paris, la maison galicienne, Sir,… Et donc, paradoxalement, ce roman qui buttait à son entame sur la question du commencement, peut se voir assigner une date et un lieu très précis : Lac de Schwielow, 24 juin 2012.

Et cette fin répond à cet autre moment plus tôt dans le livre, où D. Meur constate l’impasse de l’idée de racines ou d’origines. « Si tout est relié à tout, à quoi bon se targuer de descendre d’un tel plutôt que d’un autre ? Ce ne sont que des gouttes dans l’océan, dont il importe peu qu’elles proviennent d’un gave pyrénéen ou d’une source des Andes. Une découverte libératrice. Quelque chose me dit qu’à l’avenir je pourrai m’occuper d’autres choses que de romans historiques et de questions de filiation. »

Aspect particulier de la problématique généalogique, la relation père-fils, ses incompréhensions, ses attentes, et sa fidélité problématique. C’est le cas de Mardochée, de Matthieu dans Raptus, de Jozef Zemka dans Les vivants et les ombres, qui dédaigne son père et se désole de n’avoir pas de fils légitime, et bien sûr d’Abraham Mendelssohn, à la fois fils et père. Le jeune Martin de Le prisonnier de Sainte-Pélagie est celui qui sauve son père. La relation maître-élève est centrale dans Mardochée, menant le jeune homme à la constatation désabusée et culpabilisante que pour être lui-même, il est contraint de trahir celui qui l’a sauvé. Dans Les villes de la plaine, ce sont les connaissances insoupçonnées du montagnard qui amènent le scribe Asral à une révision déchirante de son savoir. Dans ce même livre, Anouher est considéré comme le père de la loi, sauf pour une confrérie qui le tient pour la mère des lois. Et cela prend une signification particulière dans la suite du récit, par rapport à la rébellion des femmes[2].

Le fleuve du temps

Diane Meur développe également une réflexion sur le temps, qui s’articule à son questionnement sur la généalogie. Devant le temps qui passe les personnages sont dans une situation ambivalente, partagés entre le sentiment que tout change et que pourtant rien ne se modifie vraiment. « Pourquoi changeons-nous ? Et changeons-nous vraiment ? » C’est le cas de Mardochée qui, au seuil de la mort, s’étonne de ce que « dans ce corps qui demeure un, l’âme passe du noir au blanc (ou du blanc au noir) » ; c’est bien sûr le cas de Matthieu, pour qui le changement est désastreux ; ou celui des personnages de Les vivants et les ombres à qui l’existence semble figée au milieu des turbulences du siècle ; celui d’Asral qui comprend que le refus de l’évolution de la loi d’Anouher et sa rigidification sont une imposture au détriment du peuple et des femmes en particulier.

Revient à plusieurs reprises le fantasme de la simultanéité temporelle. C’est cette absence que Matthieu regrette chez son père qui ne peut jamais être qu’une chose à la fois. La maison galicienne qui se souvient de tout en même temps, ce qui lui permet de lier une infinité de scènes, doit pourtant convenir que « pour faire comprendre les causalités et les filiations, la marche du temps s’impose ». Et surtout, lorsque la narratrice de La carte des Mendelssohn ne parvient pas à sortir de sa quête infinie sur « le complexe Mendelssohn » et à structurer son projet de roman, elle a le fantasme d’un livre où « au prix de combien de coq-à-l’âne et de sauvages associations d’idées » elle mettrait tout en même temps, des événements se déroulant à des époques et à des lieux tout différents, avec autant de protagonistes.

Une image récurrente exprime particulièrement bien ce passage du temps, celle du fleuve. Quand la narratrice parle de son projet et de son évolution, elle utilise fréquemment la métaphore aquatique : cette source d’inspiration devient torrent, rivière, fleuve, delta, et puis mer dans laquelle se dissout la recherche. Elle dit à la fin du livre, « j’en avais terminé avec les origines, la source des fleuves » et retrouve alors ce « point exact » qui est un moment d’apaisement. Ce fleuve du temps, c’est celui que Matthieu imagine « gelé, que l’on peut remonter, redescendre, traverser à sa guise », au point qu’il se découvre être « un homme originel. Qu’il a toujours été. » Les villes de la plaine se termine sur cette image de deux hommes au bord du fleuve : l’un va retourner transformé dans ses montagnes ; l’autre regarde s’éloigner au fil du fleuve la preuve confiée à l’eau de la trahison de l’esprit de la loi d’Anouher.

Éprouver le passage du temps, c’est faire l’expérience de la perte. De belles pages y sont consacrées, par exemple dans les réflexions de Mardochée sur ses espérances perdues, dans l’évocation des départs et des fuites de la maison galicienne et le lent délabrement du domaine, dans les réflexions de Clara qui sent dans sa conscience qu’« un comptable invisible pèse maintenant les joies et les peines ». Et surtout, c’est la perte qui règle le livre sur les Mendelssohn que la narratrice qualifie de « livre sur la perte, sur l’adieu à Berlin ». Et plus tard, quand un souvenir la ramène à son thème, elle a le sentiment d’« encore une occasion manquée, encore une perte, un adieu, un rappel de tout ce qui est si fragile et fugace en ce monde ». Car – et cette idée est répétée –, dans ce fleuve du temps, « toute séparation est éternelle, […] nous ne retrouvons jamais ceux que nous avons laissés, mais des spectres n’ayant avec eux qu’une vague ressemblance. » 

Une dimension ludique

Ces différents questionnements, tout passionnants soient-ils, ne sont qu’un aspect de l’œuvre de Diane Meur. Ils ne peuvent être correctement compris que si l’on n’oublie pas ce qui fait une grande part de son originalité et de l’intérêt – et du plaisir – de la lecture : le ton si particulier de ses romans.

L’auteure manifeste beaucoup d’empathie pour ses personnages. On pense à quelques moments parmi tant d’autres. Ce beau personnage de Clara dans Les vivants et les ombres dont la vie est faite de renoncement à ses rêves en sacrifiant ses espoirs au bien des autres, ses filles, son amant, et qui trouve une porte de sortie que seul peut comprendre son unique ami, le médecin. La rencontre de Diane Meur, dans La carte des Mendelssohn, avec Eva, une très vieille dame liée aux Mendelssohn, qui n’a plus toute sa tête, mais témoigne d’instants de lucidité et comprend la situation de l’auteure. La promesse de revenir discuter avec elle ne pourra être tenue, car Eva meurt bientôt. Ou lorsque D. Meur exprime sa lassitude en pataugeant dans la neige fondante à Berlin.

Ces moments forts alternent avec une certaine distance qu’elle exprime par le ton détaché de la narration. Mais cette relation distanciée témoigne peut-être avant tout d’une profonde dimension ludique de son écriture.

Déjà dans les deux romans jeunesse, le narrateur intervient directement dans le récit par des commentaires et des appréciations ou par l’annonce d’événements futurs : « Alors, il grimpa lentement sur le toit et se laissa tomber à l’intérieur de la Ménagerie, où nous le retrouverons », qui fleurent bon le roman-feuilleton à la Dumas ou à la Zévaco.

Ce type d’intervention directe apparaît moins dans Mardochée, puisque celui-ci est le narrateur, et que les annonces mystérieuses d’événements futurs trouvent leur cohérence dans le fait de ce récit rétrospectif.

Raptus apparaît comme un basculement. La distinction entre l’énoncé et l’énonciation devient floue. Et cela révèle l’habileté de Diane Meur à conduire un récit en jouant sur les niveaux de la narration. La narratrice ne se nomme pas ; néanmoins quelques éléments épars permettent de considérer que sous elle se révèlent des éléments de la vie de l’auteure. Une relation distanciée est établie avec le personnage. Même si la narratrice s’efforce de décrire et de comprendre sa difficulté à être et son désarroi après la « trahison », le ton qu’elle emploie pour en parler se teinte souvent d’apitoiement ou de commisération : « Il ne se rend pas compte, Matthieu ; il ne se rend vraiment pas compte. […] Il ne se rend pas compte, Matthieu, qu’il y a un âge pour les farces, et qu’il n’a plus tout à fait cet âge-là. »

Elle donne même l’impression de ne plus maîtriser vraiment l’évolution de son personnage : « Vous voyez ce qu’est maintenant la vie de Matthieu ? » Ou plus tard : « – ah, ce Matthieu, ce Matthieu, qu’il est devenu roublard, je ne le reconnais plus. » ; « Matthieu m’inquiète, il m’inquiète Matthieu, vous avez vu comme il crie dans la rue de la Gare ? » Tous signes que le personnage semble échapper à son auteure, alors qu’elle manifeste sa compétence : « (j’ai fait sept ans d’allemand) ».

La narratrice implique également de plus en plus le lecteur, allant même jusqu’à l’apostropher directement : « Vous aurez remarqué qu’à cette idée, la bouche de Matthieu se crispe un tant soit peu. Il y a manifestement ici quelque chose qui chatouille notre jeune ami de façon pas tout à fait agréable : je crois qu’il vaudrait mieux changer de sujet. » ; « (Là, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a eu un drôle de bruit : un craquement dans le parquet ? je vous rappelle que nous sommes dans le couloir devant la salle de bain, où les lattes du sol sont sujettes à ce genre de choses… » Et cela va même jusqu’à imaginer une réaction du lecteur : « Mais qui vous a dit que nous étions à Paris ? […] farceurs, je vous vois venir mais ce n’est pas ça du tout. » Ou de lui prêter un esprit tordu : « Celui qui lira cette dernière phrase comme une allusion salace aura à la fois raison et tort. »

Ces procédés ne relèvent pas seulement d’une dimension ludique. Le roman montre l’entrée progressive de Matthieu dans une forme de délire, entre foi religieuse et croyance révolutionnaire. Et cette distance ainsi que l’implication du lecteur est une manière pour l’auteure de ne pas se prononcer sur le degré d’importance du délire (ou faut-il dire plus simplement, de rêverie) du personnage. Lui donnant ainsi raison contre les arguments intellectualisés de son père pour justifier son reniement, l’abandon de son militantisme d’extrême gauche. Ces perturbations des conventions de la narration influencent la perception que l’on peut avoir du récit lui-même qui doit donc être lu avec prudence.

Cette perturbation des niveaux se retrouve, autrement, dans Les vivants et les ombres. Le choix de la maison, qui vit dans un présent perpétuel, comme narratrice permet à D. Meur d’établir des connexions au-delà de ce qu’une vie humaine peut englober, rend possible l’établissement de liens inattendus. Et la maison peut omettre de raconter un événement ou un détail, anticiper en s’en défendant, émettre un jugement en incise affirmant que telle parole est prophétique. Mais elle ne sait pas tout. Pour pallier les limites de son savoir, l’auteure propose en tout début du livre l’arbre généalogique de la famille. Cet arbre n’est pas qu’un instrument utile au lecteur pour se retrouver parmi les personnages. Il apporte un panorama général très éclairant sur les considérations familiales de la narratrice, mais aussi des informations qui ne sont pas dites dans le texte. Parmi lesquelles, deux sont très significatives. L’assassin de la fille et du beau-fils du patriarche Jozef Zemka est son propre petit-fils illégitime. Plus importante est l’information concernant la conclusion du roman. La fin en reste ouverte : on voit Tessa, qui a fuit la maison familiale, être refoulée par la douane des États-Unis et revenir en Europe avec son fils Yosyp et son mari. Elle s’interroge alors sur leur avenir et sur le lieu où ils pourront aller vivre : « Vivre… n’importe où. » Pourtant plus tôt dans le roman, la maison évoque, paradoxalement, le fait qu’elle ne verra pas en 1914 Yosyp « partir rejoindre son régiment par ce chemin-là ». Cela signifie donc qu’il y a un au-delà de la fin du roman. Tessa, peut-être, Yosyp, sûrement, sont revenus au village. Et le tableau apprend même au lecteur la mort de Yosyp, en 1915, sans doute à la guerre. Diane Meur, cohérente avec la logique du procédé narratif choisi, est amenée à dépasser les conventions de narration, en intégrant obligatoirement à la lecture pour sa bonne compréhension l’à-côté du texte qu’est le tableau généalogique.

Les villes de la plaine témoigne, aussi et autrement, de la perturbation de ces conventions. Le point de vue narratif change souvent, passant discrètement, par exemple, d’un tu qui s’adresse à la cité (mais non à ses habitants) à un on généralisant et moralisant. Dissertant sur les dangers qu’encourt la ville, le narrateur s’adresse à un tiers non précisé, un « observateur impartial », dans lequel le lecteur est sans doute invité à se reconnaître. Ce narrateur fait mine aussi de céder « à la pression ambiante » dans la ville pour examiner les choses « avec l’œil des Siriotes ». Ou il s’adresse au lecteur : « Qu’on se rassure… » Il confond sens réel et sens figuré : « Un grand jour, en somme, dont il conviendrait peut-être d’aborder le récit autrement que par la petite porte, la petite porte à claire-voie franchie en ce moment par un montagnard apprêté, étrillé, les cheveux frottés d’huile odoriférante. » Ou encore ce narrateur impersonnel et omniscient s’étonne de découvrir un personnage : « (… nouveau venu sur le site, ou alors nous n’avons pas été présentés) ». Et puis le procédé pour faire connaître le futur de la cité. Après la description d’événements en dehors de la ville, le chapitre qui suit commence par : « Et à Sir, que se passe-t-il ? On voudrait bien le savoir, n’est-ce pas ? Mais c’est une expérience centrale de la vie humaine – on n’a pas toujours ce qu’on veut ; et quand on l’a, il arrive que ce ne soit pas du tout, mais du tout ce qu’on attendait. » Et de fait, la réponse surprend le lecteur : « À Sir, donc, les choses ont beaucoup changé. Une centaine de fellahs, désormais, travaillent dans la fosse. » Il s’agit donc de l’état de la ville en 1847, quatre millénaires plus tard, et de l’avancement des fouilles. Ce qui suppose que la ville a été détruite ; mais le lecteur pouvait s’en douter. Il peut alors découvrir les hypothèses sur le déclin de la cité, et les erreurs manifestes d’interprétation, les archéologues prenant pour un temple à un dieu encore inconnu la Haute Maison où les prostituées exercent leur ministère. Le narrateur se permet alors ce commentaire : « Et nous de rire ».

La carte des Mendelssohn estompe encore plus la différence des niveaux, la mise en évidence des conditions de rédaction du livre déterminant directement le contenu de celui-ci : « Avant d’en terminer avec Salomon Maïmon – car, très concrètement, je dois rendre bientôt le livre à la bibliothèque –,… ». Ou alors ce chapitre où la narratrice promet de ne pas traîner dans son récit et où sans cesse elle rappelle qu’elle va tout droit en s’étonnant d’aller dès lors si vite… mais tout en se permettant de légères digressions et en vilipendant le lecteur : « Tout ça ne va nulle part ? Et votre vie à vous, vous savez où elle va ? Laissez-moi raconter comme je peux, c’est déjà assez difficile ». Ou ce chapitre où elle décrit une sévère controverse philosophique en l’entrelardant d’interrogations sur l’évolution de sa relation amoureuse à elle. Et ces personnages qu’elle invente devant le lecteur : « En face des deux dames mûres (que je viens d’inventer), l’archiviste… ».

En outre, deux chapitres sont délibérément de pure fiction : l’un, grave, qui relate l’entrevue entre le fantôme de Moses et la plus rebelle de ses filles ; l’autre, drôle, qui raconte une nuit de Walpurgis où tous les descendants tiennent leur assemblée chahutée, qui s’évanouit au chant du coq.

Cette jubilation d’écriture et ce comique, qui démontent l’illusion référentielle, sont dignes de Tristram Shandy. Ils alternent cependant avec des moments émouvants et parfois pathétiques. Cet alliage subtil est, avec son érudition joyeuse, la qualité de ses intrigues, ses personnages attachants, une donnée essentielle de l’art de Diane Meur et en fait une voix originale de la littérature aujourd’hui.

Joseph Duhamel

Bibliographie de Diane Meur

La vie de Mardochée de Löwenfels, écrite par lui-même, Sabine Wespieser, 2002
Le prisonnier de Sainte-Pélagie, Labor, 2003
La dame blanche de la Bièvre, Labor, 2004
Raptus, Sabine Wespieser, 2004
Les vivants et les ombres, Sabine Wespieser, 2007
Les villes de la plaine, Sabine Wespieser, 2011
La carte des Mendelssohn, Sabine Wespieser, 2015
Entre les rives. Traduire, écrire dans le pluriel des langues, Contre allée, 2019
Sous le ciel des hommes, Sabine Wespieser, 2020



1 Ces deux ouvrages de jeunesse ont été publiés par Espace Nord Zone J, après la parution de La vie de Mardochée de Löwenfels, écrite par lui-même.
2 Dans La carte des Mendelssohn, un interlocuteur explique sa passion pour Abraham par le fait « qu’il était travaillé par les relations père-fils. » « Je l’ai surpris en lui disant que moi aussi. “Les relations mère-fille, vous voulez dire ? – Non, je parle bien des relations père-fils.” »


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°189 (2016)