La carte et la trace

Un coup de coeur du Carnet

Diane MEUR, La carte des Mendelssohn, Paris, Sabine Wespieser, 2015, 483 p., 25 €/ePub : 17.99 €

À chaque livre, Diane Meur surprend. C’est assurément le cas avec ce septième roman, dans lequel elle renouvelle profondément sa manière de faire. Comme pour les autres, il s’agit d’une histoire de filiation, de destins qui s’étendent par-delà les générations. Le point de départ du roman est ce personnage d’Abraham Mendelssohn, banquier de son état, coincé entre deux hommes célèbres, son père Moses Mendelssohn, un des grands philosophes allemands, une des Lumières de la pensée juive, et son fils, Félix Mendelssohn Bartholdy, le musicien romantique allemand. À partir de cette figure, Diane Meur explore le destin des membres de cette famille prolifique qui étend ses ramifications et ses réseaux loin en Europe.

Plus qu’une histoire de la famille, le propos du livre est l’interrogation que l’auteure mène sur le processus de création de son roman, étroitement imbriqué à l’histoire même des Mendelssohn. On va suivre ainsi l’évocation du destin de chacun des descendants, en même temps que les étapes de la recherche de Diane Meur, ses lectures, ses rencontres, ses visites de lieux. À tel point que les temporalités de l’Histoire et de la vie de l’auteure ont parfois tendance à se confondre. Est-on en telle année du XIXème siècle ou en 2013 à telle étape de la recherche ? Les nombreux fils tissés entre les deux composantes du roman, qui correspondent (pour dire rapidement) au savoir érudit et au savoir expérimenté, vécu, rendent ces deux temporalités et ces deux strates du récit indissolubles. Et l’effet de miroir est saisissant. On touche alors, entre autres, à la question de la conclusion d’un livre, et à ce fantasme absolu du roman se faisant : ne pourrait-il pas se terminer quand l’auteure racontera ce qu’elle a fait la veille ?

Je ne connais pas d’avance l’histoire que raconte ce livre, pour la bonne raison qu’elle est la mienne dans les semaines et les mois à venir. Où serai-je pendant les vacances scolaires du printemps 2014 ? […] Je vous tiens au courant.

Une belle illustration de cette imbrication est l’image de la carte. Contrairement à ses livres antérieurs où dans ses fictions Diane Meur investissait un ou des lieux (l’archétype étant la maison de Les vivants et les ombres), il n’y a pas ici de lieu spécifique (le lien avec Berlin, qui avait motivé l’auteure, ne justifiant pas l’ensemble de la démarche). Elle entreprend alors la construction d’une carte généalogique complexe, prenant tous les aspects d’une carte géographique, planisphère où c’est le temps qui s’étale. Planisphère qui ne peut vraiment se refermer, les liens entre les descendants se distanciant de plus en plus, pas plus que le roman, même en spirale, ne peut se rapprocher du moment présent. Il reste donc toujours une ouverture, un « passage du nord-ouest ». Dans sa structure, le roman répète cette situation qu’il décrit, proposant dans le dernier chapitre une belle réflexion sur la notion de conclusion, qui répond à la subtile interrogation du premier chapitre sur la notion de commencement.

Car où commence une histoire, si ce n’est quelque part dans le monde ? « L’histoire d’une famille ne m’intéresse que si elle devient l’histoire du monde, et c’est de plus en plus le cas. » Et c’est à la fois cette attention aux vies réelles de personnages tout aussi réels et le récit de la justesse de la quête personnelle de Diane Meur qui donnent sa densité au livre.

Le texte est également une réflexion sur les conditions d’élaboration de la pensée et du savoir, du temps de Moses et de ses enfants comme aujourd’hui, avec la dispersion de la Toile. Et dans la toile du livre, l’on se délecte à suivre les fils que Diane Meur a tissés, entre autres les images de l’ombre, celle que Moses sur la route de Berlin aurait pu vendre à un homme en gris, celle qu’Abraham a perdue. Et la propre ombre de l’auteure, au-dessus de laquelle elle ne peut sauter pour rattraper le moment présent. Ou cette carte, qui est l’anagramme concrétisée de la trace que suit l’auteure.

La réflexion sur les conditions et enjeux de la création romanesque amène aussi à reconsidérer les livres antérieurs. Discrètement, à quelques moments, le lecteur est invité à établir ces routes de traverse.

Et dans ce roman se faisant, Diane Meur implique largement le lecteur, s’adressant à lui, attendant de lui une certaine attention. Ce qui confère au texte un caractère joyeux et drôle. Qui voisine sans rupture de ton avec des moments émouvants, comme le récit de la visite à une très vieille dame, descendante de Moses.

Un livre qui surprend intelligemment le lecteur par l’intrication subtile de niveaux et qui réussit l’équilibre délicat entre le sérieux, l’émotion et l’humour.

Joseph Duhamel