Migrer à travers les langues

Un coup de cœur du Carnet

Diane MEUR, Entre les rives. Traduire, écrire dans le pluriel des langues, Contre allée, 2019, 183 p., 18 €, ISBN : 978-2-376650-546

Quand des collègues lui ont proposé de prendre place dans une collection de « Paroles de traducteurs », Diane Meur a accepté avec enthousiasme, tout en précisant qu’elle ne pourrait en dissocier ses « paroles de romancière ». Et c’est ce qui fait l’intérêt de ce livre qui vaut tant par la finesse des considérations sur la traduction que par la réflexion sur l’influence réciproque de ses deux passions : la migration d’une langue à l’autre et l’écriture personnelle. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un essai. Le livre est fait de textes s’étendant sur plus de quinze ans, montrant une réelle continuité. On y sent la progression et l’approfondissement de la réflexion sur ces deux sujets.

Diane Meur a la volonté, d’emblée affirmée, de corriger l’image de la traduction, trop souvent dépréciée, et peut-être encore plus à l’heure où beaucoup peuvent se croire polyglottes et où le développement de l’intelligence artificielle pourrait laisser augurer de la minorisation si pas de la disparition des traducteurs. L’autrice défend l’idée que l’Histoire « repose sur la migration d’idées, d’usages et d’hommes » impliquant « des transferts, réinterprétations et réappropriations ». Pour elle, « les êtres humains n’ont pas de “racines” comme les plantes et se meuvent librement sur la surface de la terre ». D’ailleurs, son roman Les vivants et les ombres joue parfaitement de cette situation : la maison est la narratrice de l’histoire familiale, elle reste fixée au terrain où elle a été construite, et elle ne peut que constater les départs successifs. De cette façon, le roman met en cause « ce lien idéologique entre l’homme et le sol ». Et de cette façon aussi Diane Meur démontre l’importance de la traduction pour la migration des idées.


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Elle a traduit tant des essais que des romans ou des récits. Et elle analyse finement les enjeux différents des deux types de traductions. Pour l’essai ou l’ouvrage théorique, il s’agit de traduire du sens en restituant l’idée « de la façon la plus claire et la plus fluide possible », quand « l’ordre des mots ou plutôt l’ordre dans lequel est donnée l’information est souvent une clé du sens ». Pour le texte littéraire, il faut plutôt « épouser les images, la musique, le mouvement de l’original ».

Pour elle qui se définit comme une philologue dans l’âme, dans tous les cas, il s’agit de respecter l’autorité interne du texte. Ce qui ne va pas sans mal, lorsque l’auteur du texte original relisant la traduction impose ou suggère fortement des modifications qui à ses yeux corrigent des imperfections du texte de départ. La traductrice doit-elle accepter, au risque évident de paraître commettre des erreurs de traduction ? Diane Meur distingue alors l’intention et la volonté de l’auteur. L’intention est « une instance interne au texte, qui a procédé au choix des mots et dont procède le sens des phrases » ; la traductrice se doit de la respecter le plus étroitement possible. La volonté de l’auteur est, quant à elle, « une instance externe, psychologique » qui le pousse parfois à ne pas respecter son propre texte pour des raisons variables. Il y a donc une responsabilité particulière du traducteur à qui on pourrait reprocher de ne pas rendre correctement le texte original ; tandis que l’auteur est, lui, totalement libre de son choix d’expression.

Les notes que Diane Meur consigne au long de sa traduction du Journal de Paul Nizon sont un des points forts de Entre les rives. À partir d’interrogations générales, mais surtout à propos de nombreux points concrets, elle offre un splendide exemple de sa façon de travailler et de ce qu’est le métier de traductrice : les doutes, les hésitations, les reprises de telle ou telle phrase qui ne passe pas ou ne sonne pas bien.

Un autre bel exemple est sa tentative d’auto-traduction de quelques pages de Les vivants et les ombres, qu’elle confronte au travail de collègues allemandes. Elle s’aperçoit à quel point sa propre expérience a été modelée par le fait que la documentation rassemblée pour l’écriture du roman provient de sources allemandes. Elle constate qu’elle n’a pas pu prendre assez de distance et n’a pas pu respecter les différences de rythme et de prosodie des deux langues. Ce qu’elle peut faire quand elle traduit le texte d’un autre.

À plusieurs reprises, elle revient sur ses interrogations à propos des rapports qu’entretiennent création et travail de la langue, autant en traduction que dans son écriture romanesque.

Ses réflexions portent encore sur l’oralité et les « règles rythmiques et euphoniques » différentes en déclamation et dans le texte fait pour être lu. Si elle écrit à l’oreille, il s’agit d’abord d’écouter les exigences d’un texte en train de naître. Sa réflexion s’étend aussi, avec beaucoup de finesse, à la manière d’intégrer les dialogues dans un texte narratif.

À propos du Quatuor opus 18 n°1 de Beethoven, elle s’interroge sur les rapports entre l’émotion ressentie à l’écoute de la musique et celle ressentie à la lecture. Pour elle, l’Adagio « sent bien plus le vécu que la littérature, semble arraché aux tréfonds d’une âme souffrante », bien mieux que le texte littéraire qui l’inspire. La littérature a d’autres spécificités.

Mais surtout peut-être, le livre révèle une part peu connue des lecteurs de Diane Meur : elle a écrit en anglais, suite à la demande d’un texte original de la part d’un éditeur anglophone. Vivant à ce moment à Berlin dans l’environnement linguistique allemand, elle a osé franchir le pas d’écrire dans une autre langue que le français, en l’occurrence l’anglais. Mais elle franchit encore un autre pas, en faisant part de quelque chose de plus personnel et d’intime : elle raconte ses rêves. Ainsi, donc, pour la première fois, elle écrit en je. Et cette écriture en je préfigure la part d’autofiction qui est une composante essentielle de son dernier roman paru à ce jour, La carte des Mendelssohn. (Le texte en anglais est repris dans le volume.)

Entre les rives apparaît comme un livre essentiel, autant en tant que réflexion sur la traduction qu’en tant que témoignage extrêmement éclairant sur l’œuvre de Diane Meur.

Joseph Duhamel