Préfaces et préfaciers : mise en perspective

jacques de decker

Jacques De Decker

La littérature belge ne manque pas d’ouvrages accompagnés d’une préface. Certains de nos auteurs tel le regretté Jacques De Decker sont des signataires prolixes du genre. Peut-on néanmoins parler de genre littéraire à propos de cet incipit ? Y a-t-il des règles spécifiques à son écriture ? Quels rôles joue-t-il ? Petite introduction à ce qui mériterait une approche plus fouillée, voire académique…

Qu’ils tiennent à la volonté de l’éditeur (littéraire, institutionnel, académique…), de l’auteur du livre, voire du préfacier lui-même, ces textes liminaires répondent à des objectifs différents. S’ils bénéficient de signatures prestigieuses, ils font office de parrainage pour des œuvres souvent en devenir. Ils sont alors une marque de reconnaissance qui peut également s’exprimer entre pairs, voire refléter tout un tissu d’amitiés. Par ailleurs, les préfaces permettent bien souvent de contextualiser un livre, en particulier lorsqu’il s’agit de rééditions ou de publications posthumes. En cas de rééditions, elles peuvent même être le fait de l’auteur lui-même, dont le parcours en littérature a pu évoluer entre-temps. Elles permettent de resituer un texte dans une époque, dans une œuvre personnelle, dans un courant artistique, etc. Dans ces cas, elles introduisent plus souvent des essais, littéraires ou autres. Elles peuvent aussi éclairer le lecteur sur la démarche qui a permis l’écriture d’un texte, par exemple lorsqu’il est né dans le cadre d’un atelier ou à la suite d’une expérience de vie plus personnelle. De toute évidence, les préfaces visent à attirer l’attention du lecteur d’une manière ou d’une autre, voire à apporter un cautionnement intellectuel ou esthétique à la publication.

Passons en revue quelques exemples de préfaces significatives à différents égards. Certaines ont bénéficié de signatures prestigieuses et qui donnent un éclairage certain sur l’œuvre qu’elles inaugurent. Nous pensons notamment au texte que Pierre Gascar rédigea en 1969 pour le premier roman de Pierre Mertens, L’Inde ou l’Amérique. Un texte d’une rare intelligence qui identifie les enjeux du livre et inscrit le travail de Mertens aux sources mêmes de l’écriture littéraire : « Il est rassurant qu’un écrivain, à ses débuts, s’attache à parler de son enfance. C’est un âge dont il est bon, en littérature, qu’on se soit mal remis. L’esprit s’engourdirait sans la nostalgie de la grâce. » Il poursuit sur le thème du Paradis perdu, de la mémoire, des altérations de la conscience, de la nostalgie… Une fois cet acte de foi posé, il rend hommage au récit mertensien : « Le livre de Pierre Mertens offre l’image d’une double quête, quête par la mémoire et quête par l’art, cette autre façon de se réclamer d’une patrie sublimée par l’exil (…) Ce livre, d’un ton singulier, et qui, dans le premier moment, peut rencontrer notre résistance, agit, en nous, comme un révélateur. Il représente une démythification de l’enfance. » Et Gascar conclut sur la symbolique inspirée par le titre.

Pierre Mertens lui-même s’est adonné au genre à plusieurs reprises, notamment lorsqu’il exhuma un roman essentiel de Paul Gadenne, Les hauts quartiers, resté inédit jusqu’à ce qu’il réalise une véritable enquête pour le retrouver. La sortie de ce roman en 1973 fut un événement et Pierre Mertens rédigea la préface pour en montrer les enjeux et l’importance au sein de l’œuvre méconnue de Gadenne. Frappé d’une scandaleuse malédiction due à « l’amnésie de l’activité critique », resté inédit pendant seize ans, le roman ne sortira qu’à titre posthume et le rôle de Mertens fut crucial à cette occasion.

Autre préface destinée à contextualiser le texte que le lecteur ou la lectrice va découvrir : celle que Caroline Lamarche rédigea pour Une vie de…, recueil de cinq nouvelles écrites par Éric Lammers, publié en 2015 par les éditions Weyrich dans leur collection Plumes du coq. Ayant découvert l’écriture lors d’ateliers en milieu carcéral, Éric Lammers est libéré après avoir purgé sa peine pour un double meurtre et décide de témoigner des conditions d’existence dans les prisons belges au cours des années 1990. En détention, il écrivit des milliers de pages, tantôt pour une pièce radiophonique diffusée par France Culture, tantôt pour ces récits. C’est ce passage de criminel à écrivain dont témoigne Caroline Lamarche dans sa préface, en apportant un relief particulier aux histoires que le lecteur va découvrir.

malinconi hopital silence

Nicole Malinconi, dont on ne présente plus l’œuvre, commença son travail d’écriture par Hôpital silence, un récit publié en 1985. Il marqua profondément le public d’alors et se révèle d’une formidable actualité lorsque l’on considère la mobilisation du monde hospitalier face à la pandémie de Covid-19. À l’époque, le livre fut commenté par Marguerite Duras. En dépit de sa publication dans la collection « Documents » des éditions de Minuit, Hôpital silence relève, pour Duras, de pure littérature : « Seule la littérature pouvait être à la hauteur de ce drame », écrivait-elle.  Ce commentaire est devenu la préface du livre lors de sa réédition dans la collection Espace Nord. Cette collection patrimoniale, aujourd’hui confiée aux bons soins des éditions Les Impressions Nouvelles, est un bel exemple de ce qui est attendu d’une préface. Fondée en 1983, avec plus de trois cent quatre-vingts titres à son catalogue, on se souviendra que celle-ci bénéficiait à ses débuts d’une préface et, en fin d’ouvrage, d’une analyse approfondie de chaque œuvre.

Une caution littéraire

Aujourd’hui, seule demeure une postface qui répond à diverses motivations. Tanguy Habrand, assistant à l’Université de Liège au sein du département Médias, Culture et Communication, coauteur avec Pascal Durand de l’essai Histoire de l’édition en Belgique. XVe – XXIe siècle, responsable éditorial de la collection, s’en explique : « À l’origine, les volumes de la collection Espace Nord comportaient une préface et une lecture placée en fin de volume. La préface était généralement confiée à un auteur, de manière à introduire le livre, mais aussi à établir une filiation. La plupart du temps, les préfaces ont pour fonction d’apporter une caution symbolique à une œuvre, à un travail. Et il arrive souvent, pas toujours, que le signataire de la postface soit plus légitime que l’auteur du livre lui-même, qu’il fasse en quelque sorte figure de sage. Dans le cas d’Espace Nord, les choses ne fonctionnaient pas de cette façon lorsqu’il s’agissait de préfacer un grand nom du passé littéraire en Belgique francophone. Je dirais que la fonction de la préface était plutôt de tisser des liens entre le passé et le présent, au cours d’un bref exercice d’admiration qui pouvait être pris en charge par un descendant artistique ou un témoin. »

Une contextualisation

Dans les années 1990, les préfaces se sont faites plus rares dans les œuvres retenues pour réédition. Il n’y avait plus de systématisme dans leur publication. « Lorsque nous avons réfléchi aux contours de la collection Espace Nord en 2012, avec la Fédération Wallonie-Bruxelles et le comité d’accompagnement de la collection, se souvient Tanguy Habrand, nous avons pris la décision de ne pas renouer avec la rédaction de préfaces, sauf exception. Je crois beaucoup à l’utilité des préfaces quand elles comportent une dimension documentaire, ou des éléments de contextualisation, qui apportent véritablement quelque chose au lecteur. Nous accordons également beaucoup d’importance aux préfaces historiques, préfaces marquantes publiées au moment de la première édition. Dans le cas contraire, il me semble qu’une préface peut aussi se retourner contre l’auteur : elle apporte certes la preuve que ce texte-là vaut la peine d’être publié, ce qui est déjà la fonction du label Espace Nord, mais elle peut tomber dans la connivence, donner l’impression que le texte principal ne pourrait pas exister de manière autonome, retarder l’arrivée du texte. »

Un exercice de style

Que ce soit pour les titres de la collection Espace Nord ou pour d’autres livres, une préface donne un avant-goût de l’œuvre, sans en être une exégèse, ce qui en fait un exercice de style spécifique. Aujourd’hui, les responsables d’Espace Nord ont opté pour un commentaire qui vient en fin de volume, avec d’autres caractéristiques. « Les lectures, pour leur part, ont toujours eu pour objectif de faire parler l’œuvre, en l’analysant et en la situant dans son contexte, souligne Tanguy Habrand. Elles apportent également de précieuses informations sur son auteur ou son autrice. Dans l’absolu, la fonction de ces textes critiques a peu évolué avec le temps, si on compare les années 1980-1990 et les années 2010. Entre ces deux périodes, leur histoire a toutefois été mouvementée, car elles ont disparu pendant plusieurs années de la collection Espace Nord. Cela correspond à une époque où le fonctionnement de la collection s’est très fortement rapproché de celui d’une collection de poche traditionnelle, comme Folio. Je ne saurais en dire la cause, mais j’imagine qu’il y a plusieurs facteurs : une simplification des procédures (il faut programmer très longtemps à l’avance un titre quand on souhaite qu’il ait une postface), une réduction des coûts de production, la peur aussi, peut-être, que les postfaces n’aient quelque chose d’intimidant pour le lecteur : dans l’esprit de certains éditeurs, la postface a tendance à trop ‘faire science’. Elle est l’antithèse du cool et de la lecture plaisir. Autre hypothèse, le fait que l’on ne savait peut-être pas trop comment, à cette époque, rédiger un commentaire relatif à des contemporains. Car c’est aussi une époque où Espace Nord a commencé à publier plus de textes récents, et il n’est pas toujours évident de tenir un discours construit sans un minimum de recul historique. En tout cas, ce n’est pas le même travail. »

De préface à postface

Préface ou postface, peut-on vraiment envisager entre les deux des caractéristiques spécifiques, surtout lorsque l’on considère les évolutions de la collection ? « Il y a tout de même eu des différences, souligne Tanguy Habrand. La première différence entre les vingt premières années de la collection et cette décennie, au niveau des postfaces, tient au nom donné à cette section. Nous ne parlons plus de lectures, mais de postfaces, parce que le terme de lecture était chargé pédagogiquement. Il avait un ton docte, voire un peu laborieux, qui ne cadre pas avec l’inventivité déployée dans ces critiques. Le terme de postface est beaucoup plus neutre. C’est une appellation qui ne fixe pas l’approche. Nous avons également allégé le cahier des charges des postfaces. À l’origine, elles comportaient différentes rubriques, parmi lesquelles des « contextes », qui reposaient sur la mise en relations du texte publié avec d’autres textes de l’époque. Aujourd’hui, le cœur des postfaces s’articule autour d’un texte critique et d’une section biobibliographique. Cela veut donc dire que nous avons renoncé également aux cahiers iconographiques, sauf si ce cahier présente un intérêt particulier, à l’image des préfaces. Lorsqu’on passe en revue les volumes de la collection, on s’aperçoit que le cahier iconographique était comme fondé sur l’idée d’un pouvoir de l’image, qui donnerait plus de relief au livre, qui attirerait potentiellement le lecteur en montrant des choses. Mais certains volumes comportent, avec le recul, d’étranges cahiers iconographiques qui ressemblent à un album de famille. Ce sont des photos du quotidien le plus banal de l’auteur ou de l’autrice (avec le chien, dans la cuisine, au jardin, etc.), sans intérêt documentaire ni artistique en soi. »

Servir la critique littéraire

Y a-t-il des plumes prédestinées à la rédaction d’une préface ? Tout écrivain peut-il être un préfacier ? Recourt-on davantage à des académiques, des journalistes ou des enseignants ? Le préfacier doit-il connaître personnellement l’auteur du livre ? Autant de questions qui reviennent dans les choix du comité d’accompagnement de la collection : « Au niveau du recrutement des auteurs, précise Tanguy Habrand, la plupart des lectures étaient confiées à l’origine à des universitaires (enseignants, chercheurs, assistants). C’est un axe de travail que nous avons maintenu en grande partie, mais la spécialité prime sur la fonction. Ce qui nous importe avant tout, c’est de trouver la personne (le ou la « critique ») qui sera le plus capable de donner un discours original, construit et pertinent sur l’œuvre dont il est question. La vocation de ces postfaces est toujours d’informer le lecteur, de servir la cause de la critique de la littérature francophone belge, et si possible de faire date, de faire référence. La postface doit être accessible à tous, elle a une fonction pédagogique, mais elle n’est pas un outil pédagogique à part entière : nous réalisons parallèlement des dossiers pédagogiques qui assurent cette fonction, hors livre. Il arrive parfois que les postfaces prennent la forme d’un entretien avec l’auteur ou avec l’autrice. C’est un choix éditorial que nous posons rarement, mais qui est fondé sur l’idée que la réalisation d’un entretien pourra à son tour, dans ce contexte-là, constituer un document en soi. Il n’est d’ailleurs pas exclu de faire coexister texte critique et entretien quand le cas de figure se présente. Je dirais même que c’est l’idéal. » 

Jacques De Decker, préfacier au long cours

 Jacques De Decker, Secrétaire perpétuel à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique de 2002 à 2019, a exercé ses talents dans des genres littéraires aussi divers que le théâtre, le roman, la nouvelle, l’essai, la critique, la biographie, la traduction, l’adaptation… Parmi ses nombreuses publications, dans des genres variés, il y a un domaine moins connu de son activité : les préfaces. Il est peut-être en littérature belge, francophone et néerlandophone, celui qui en a écrit le plus.

Nous l’avions approché lors de la Foire du livre de Bruxelles, en mars 2020, dans le cadre de ce dossier, afin de le solliciter pour une interview, évoquant les nombreuses préfaces qu’il avait écrites. « Beaucoup trop ! », avait-il rétorqué avec cet humour distingué qui le caractérisait. Rendez-vous était pris, mais les circonstances en ont voulu autrement puisque Jacques De Decker est décédé inopinément le 12 avril. Son complice Jean Jauniaux, qui lui a consacré en 2010 une monographie joliment intitulée La faculté des lettres et qui a animé en sa compagnie la revue Marginales, a accepté de répondre à nos questions.

Avez-vous une idée de l’ampleur de l’activité de préfacier de Jacques De Decker ? Pouvez-vous en donner un aperçu plus ou moins précis ?
 On ne dira jamais assez combien, dans l’ensemble de la production de Jacques De Decker, les textes « éphémères » ou de circonstance ont de l’importance. Ils ne figurent, pour l’essentiel d’entre eux, dans aucune anthologie, dans aucun recueil. Ils sont des allocutions prononcées à l’ouverture de débats, des articles (par milliers) écrits à destination de journaux (Le Soir en premier lieu) ou de revues culturelles belges – dans les deux langues nationales – et internationales, des éditoriaux (dont ceux de la revue Marginales bien sûr), depuis 1998, des communications prononcées dans l’enceinte de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, et enfin des préfaces. Il s’agira un jour d’évaluer l’ampleur et la diversité de l’ensemble des publications de Jacques en dehors de ses romans, essais, pièces de théâtre et recueils de nouvelles publiés sous forme de « livres » à part entière. On se rendra mieux compte alors de l’ampleur et de la qualité de ces textes qui sont, indépendamment de l’actualité qui les a inspirés, d’une authentique facture littéraire. Les préfaces sont de la même eau, limpide et brillante.
jauniaux l'ivresse des livresIl avait écrit une préface pour mon livre, L’ivresse des livres (éditions Zellige), dont la parution a été retardée à l’automne 2020 suite à la crise du coronavirus et qu’il n’a donc pas vu, ainsi que celle qui figure en ouverture de mon recueil L’année dernière à Saint-Idesbald (Editions Weyrich). Le site internet de Jacques De Decker répertoriait au moins une trentaine de préfaces et l’inventaire n’était pas complet. Par ailleurs, on pourrait ajouter à la catégorie « préfaces », les autres textes courts que Jacques De Decker écrivait à destination de programmes de théâtre, ou les « Marges » qu’il publiait sur le blog Espace-livres avant de les commenter dans les « Contre-Marges », des improvisations fulgurantes dont on peut écouter les enregistrements sur le site d’Edmond Morrel.

Outre ses liens d’amitié, motivation principale qui l’amenait à se lancer dans cette écriture, quelles raisons le poussaient à proposer ce genre de textes aux éditeurs, parfois différents d’ailleurs (Académie, Espace Nord, essais, éditeurs littéraires…) ?
Davantage que l’amitié (il ne connaissait pas nécessairement les auteurs des livres pour lesquels il rédigeait une préface, s’attachant à l’œuvre en premier lieu), la générosité et une curiosité infatigable l’incitaient à mettre en valeur les œuvres des autres. Pour certains écrivains, une grande part d’admiration entrait en ligne de compte et la volonté inlassable de les faire connaître et apprécier. Jacques De Decker se qualifiait lui-même de « passeur » ou de « traducteur » au sens large. Les préfaces sont une des facettes de cette vocation. S’il faut en citer l’une ou l’autre, mon choix porterait sur la préface magistrale de la réédition des œuvres littéraires complètes, poésies et nouvelles, de Philippe Jones. Une part importante de sa motivation réside dans un devoir presque sacré de fidélité à la mémoire. Ce fut le cas pour la préface au monumental essai consacré à Faulkner et Dostoïevski par son maître Jean Weisgerber, décédé peu de temps après la parution du livre. Une précision que m’inspire votre question : ce n’est pas nécessairement Jacques De Decker qui proposait des préfaces aux éditeurs. On faisait appel à lui sachant qu’il disposait de ces qualités qui font de lui un préfacier idéal : une érudition immense et multiple, une intelligence critique hors norme, un style à la fois précis et sensible, un sens exacerbé de la formule exacte proche parfois de l’aphorisme, autant d’ingrédients qui ont toujours fait du romancier de La grande Roue un essayiste et préfacier d’exception.

jones fictions

Est-ce qu’il y a l’une ou l’autre préfaces de sa plume sur lesquelles vous pensez qu’il faudrait particulièrement attirer l’attention des lecteurs et lectrices ?
J’ai évoqué déjà celles du recueil de nouvelles de Philippe Jones et des ouvrages de Weisgerber. On y trouve les éléments que je mentionnais plus haut mais aussi la capacité de Jacques De Decker à transformer la préface en une exégèse synthétique de l’œuvre, à en identifier les lignes de force et les fondements, mais surtout à donner au lecteur l’envie d’aller plus loin, l’appétit de se plonger dans l’œuvre dont la préface entrouvre le livre comme une fenêtre sur un paysage encore inconnu. Sans les avoir relues, je recommanderais les préfaces d’ouvrages de certains auteurs que Jacques admirait particulièrement : René Kalisky, Jacques Crickillon ou Hugo Claus. Mais ces ouvrages ne sont pas facilement accessibles ou ne sont plus du tout disponibles. Décidément, il faudra les réunir en volumes qui compléteraient ainsi, dans la bibliographie de l’académicien, l’édition des recueils d’articles critiques réunis naguère sous les titres La brosse à relire, En lisant, en écoutant et Les années critiques/ Les septantrionaux, parus respectivement en 1999, 1996 et 1990). J’ai sous les yeux ce dernier livre, réunissant des articles de critique littéraire consacrés aux écrivains belges. Jacques De Decker en a composé lui-même le texte d’introduction. Ce qu’il y écrit à propos de la critique, me semble s’appliquer idéalement à ses préfaces : « On ne peut faire ce travail (de critique) froidement : on peut y laisser une part de soi-même et y gagner le souvenir impérissable d’êtres d’exception. » 

de decker le ventre de la baleine weyrichVous-même avez écrit une postface à la réédition, dans la collection Plumes du coq,  de son roman, Le ventre de la baleine, qui a pour toile de fond l’assassinat du ministre d’État André Cools. Qu’est-ce que cela a représenté pour vous d’écrire ce texte ?
La postface du Ventre de la baleine retranscrit un des multiples entretiens que j’ai enregistrés avec Jacques De Decker depuis une quinzaine d’années. Il n’était pas a priori destiné à figurer dans la réédition de son troisième et dernier roman. Il avait insisté pour que cet entretien y apparaisse. Le romancier y fait le point, dix-sept ans après les événements qui ont inspiré le livre et douze ans après la première édition (Labor, 1996) sur la genèse de l’écriture de ce livre et sa lecture, une génération plus tard. Cet entretien lui donne aussi l’occasion d’évoquer la fonction particulière de l’écrivain-journaliste ou, pour l’exprimer autrement : qu’apporte à l’investigation du monde la forme romanesque ?  

Quelle est la plus-value de la préface à côté du texte préfacé ?
Je ne pense pas qu’il y ait une plus-value spécifique à la préface et à la postface. La première est conçue pour un lecteur qui n’a pas encore lu le livre qu’il tient entre les mains ; la seconde permet à celui-ci une sorte de palier de décompression à la sortie de l’immersion dans la lecture. Dans les deux cas, il s’agit de stimuler la curiosité et de partager une émotion. Ce que les préfaces de Jacques De Decker, comme les articles critiques, réussissent avec l’élégance dont nous connaissons les ingrédients : intelligence, érudition, mais aussi engagement inaltérable à promouvoir la culture de façon générale et la littérature en particulier. J’aimerais le citer pour terminer cette interview. En conclusion de la dernière lettre qu’il envoya aux auteurs de Marginales, pour leur proposer de participer au prochain numéro consacré à la pandémie de Covid 19, il observe la fonction de la littérature avec fulgurance : « Opposons les puissances de l’esprit au dessein impénétrable qui nous frappe. L’écriture sert-elle à autre chose ? »    

Libens le préfacé

christian libens

Christian Libens

Si Jacques De Decker est l’écrivain belge qui a probablement commis le plus grand nombre de préfaces, Christian Libens est l’auteur belge qui a probablement été le plus préfacé ces dernières années. Et le dernier de ses livres, Sève de femmes, a bénéficié de l’amicale préface de… Jacques De Decker, la dernière publiée de son vivant.

En 1996, Christian Libens publie Les tontons liégeois aux éditions Quorum (lesquelles, comme de nombreuses autres, ont arrêté leurs activités, ce qui pourrait être l’objet d’un autre dossier). La préface en a été confiée à Danny Hesse, qui reprend plusieurs ingrédients du genre. Il nous raconte d’abord la genèse de ce livre qui « a bien failli ne pas naître… ». Évoquant l’auteur, il rappelle que « toutes les intrigues d’un amical complot furent nouées pour soumettre cet esprit libre à l’esclavage du feuilleton (de vacances !) que lui proposait Louis Maraite, rédacteur en chef de La gazette de Liège. » Le livre se présente en effet comme une suite d’épisodes historiques ou fictifs du terroir liégeois, des lointaines origines à nos jours, à travers une généalogie d’oncles fictifs, les fameux tontons du titre. Il évoque également l’amitié qui le lie à l’auteur et invite le lecteur à pénétrer « dans cette intimité, littéraire et amicale », dont lui et Christian Libens sont pourtant tellement jaloux. Cette préface se veut enfin un « hommage » à l’auteur, mais également une « analyse » du livre, « alchimie complexe de la fiction et de la restitution fidèle du passé », galerie de portraits et d’« anecdotes, à la fois vraisemblables et cocasses. »

Sur les pas de Christian Libens

Christian Libens est par ailleurs un auteur récidiviste de guides littéraires. Est-ce le genre qui veut cela ? Nous constatons qu’ils ont tous bénéficié d’un texte introductif. Une manière de contextualiser la démarche, d’apporter le regard d’un connaisseur sur les lieux visités. En 1991, un premier Guide de Liège et du pays de Liège, publié aux éditions Didier-Hatier, devenu introuvable, est préfacé par le grand romancier Alexis Curvers, qui passa toute sa vie à Liège et dont Christian Libens fut le dernier secrétaire littéraire de 1987 à 1992. L’auteur de Tempo di Roma y évoque les différentes strates temporelles que la cité a sédimentées en lui et conclut qu’il découvre sous la plume du jeune Libens d’alors « une ville renouvelée et charmante ». Pour les éditions de l’Octogone et leur collection Promenades/Découvertes, Libens nous entraîne successivement Sur les pas des écrivains à Liège, en 1997, Sur les pas des écrivains en Ardenne, écrit avec Claude Raucy en 1999, et Sur les traces de Simenon à Liège, en 2002. Le premier est préfacé par Jean-Claude Bologne qui axe son texte sur son expérience d’« exilé volontaire », se souvenant de son « bout de terre natale qui colle toujours au talon. » Avec tout le talent poétique qu’on lui connaît, c’est Guy Goffette qui invite à découvrir le deuxième, mais surtout la région dont il traite : « Qu’on soit du cœur ou des lisières, c’est toujours de l’Ardenne qu’on est. De ce jardin sauvage et fabuleux à la fois, ce concentré de contes et d’images qui trempe l’enfance comme une aube à pieds nus ou comme une mer longtemps promise. » Le troisième bénéficie lui du satisfecit de John Simenon, fils de l’écrivain liégeois, proposant une approche intergénérationnelle en évoquant la promenade qu’il fit dans la cité ardente avec son propre garçon pour lui faire découvrir « les secrets du Liège de son grand-père », armé du guide de Libens. Bologne, Goffette, Simenon, trois préfaciers approchés en l’occurrence par l’éditeur. Un autre guide-promenade littéraire, Sur les pas de Tempo di Roma d’Alexis Curvers (éd. Éranthis-CIACO, 2007), réalisé avec la complicité de Dominique Costermans pour les photos, est préfacé par Patrick Nothomb, « diventato Romano », après quatre années dans la capitale italienne comme Ambassadeur de Belgique à Rome-Quirinal. En quelques mots, il recontextualise ce guide et le roman de Curvers en créant des parallèles entre sa fonction et celle du héros, Jimmy, guide improvisé. Avec une touche d’humour et de modestie, il met le lecteur en appétit.

On ne serait pas complet si on éludait le roman-phare de Christian Libens, La forêt d’Apollinaire, plusieurs fois réédité, d’abord chez Memor (1999, 2002, 2006), puis chez Weyrich (2013), depuis sa sortie en 1998 chez Quorum. La préface, cette fois, est confiée à un autre Liégeois, Bernard Gheur, sensible à ce roman de trois grands adolescents, poètes dans l’âme, qui découvrent les senteurs de la forêt et, pour Wilhelm de Kostrowitzky, alias Guillaume Apollinaire, l’amour d’une jeune Spadoise.

Qui aime Simenon, aime le roman policier, et Christian Libens ne déroge pas à la règle. Il en a commis, il en a étudié et le voici, qu’il « préface » à son tour la nouvelle collection, Noir Corbeau, aux éditions Weyrich par un opuscule intitulé Une petite histoire du roman policier belge, lui-même préfacé par François Périlleux qui témoigne de son expérience de… Commissaire Divisionnaire Chef de la Crime à la Police Judiciaire Fédérale de Liège ! Il y souligne la matière humaine au cœur de son métier et des romans policiers.

Revenons-en pour finir à cette dernière préface signée par Jacques De Decker et offerte à Christian Libens pour le récent Sève de femmes (Weyrich). Il y salue l’écrivain ainsi que le passeur de littérature, notamment comme animateur pendant des années de l’opération Écrivains en classe (aujourd’hui Auteurs en classe) : « Christian Libens est pétri de littérature. Il en est le messager inlassable, l’intercesseur hyperactif, s’employant à la faire rayonner dans toutes les directions, en intercesseur tous terrains s’adressant aux plus vierges comme aux plus avertis (…) Son secret est simple, mais des plus rares : c’est qu’il est, tout simplement, un écrivain authentique. »

Michel Torrekens


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°207 (2021)