Dans le bureau et la mélancolie d’Emmanuel Régniez

emmanuel regniez

Emmanuel Régniez

Emmanuel Régniez est né français mais vit depuis une dizaine d’années à Bruxelles. Certains l’ont peut-être croisé alors qu’il travaillait dans une librairie de la capitale, ont peut-être reçu ses bons conseils littéraires. Révélé avec Notre château en 2015, l’histoire fusionnelle d’un frère et d’une sœur, coup de cœur du Carnet et les Instants, sa poétique était déjà posée dans sa première fiction parue : L’ABC du gothique. On y découvrait son écriture souvent répétitive, son imagination étrange, son goût pour les fiches, le plaisir des citations, de l’intertextualité (sans pédanterie aucune) et des étagères de livres, son attirance pour un monde à la fois ordinaire et irréel, explosé par une réalité souterraine. Il nous a reçu dans le bureau de sa maison bruxelloise, où il lit, note, concocte des fiches ; écrit, construit ses livres. Et regarde le temps passer. 

Vous êtes né à Paris, avez grandi en France. Pourquoi vous êtes-vous installé à Bruxelles ?
Je suis arrivé à Bruxelles voilà une dizaine d’années. Avant, j’ai habité cinq ans au Japon. J’étais prof au lycée français international de Tokyo. J’en ai eu assez de l’enseignement, je faisais ce métier depuis longtemps, j’avais envie de revenir en Europe. J’ai hésité à m’installer à Berlin, mais mon allemand n’est vraiment pas bon. J’avais beaucoup galéré en m’installant au Japon, je ne souhaitais pas recommencer. Un pays francophone me convenait mieux. Bruxelles était un peu comme un rêve d’enfant. Quand je vivais à Lille, entre 1997 et 2006, j’y venais souvent. Je songeais déjà à y habiter et y travailler. En arrivant, j’ai cherché un emploi en dehors de l’enseignement. Comme je ne parle pas flamand, ce n’était pas très facile… Travailler en librairie francophone était une des possibilités les plus séduisantes. Libraire est un métier qui, plus jeune, me tentait beaucoup. J’avais eu le projet de monter une librairie à Lille. Le projet était bien avancé quand il a capoté, il n’était pas très sain financièrement, de plus la ville à ce moment-là n’était pas encore ce qu’elle est devenue. J’ai arrêté d’être libraire il y a un an. C’est fini. J’en ai fait le tour. À moins que je ne reçoive une proposition vraiment intéressante.

Dans vos livres, la librairie a une place importante, mais on ne trouve pas de bibliothèques (si ce n’est le meuble à rayonnages). Ne les avez-vous pas fréquentées ?
Mon parcours de lecteur s’est fait grâce aux librairies. À Tours où j’ai aussi habité, il y avait, et il y a encore une excellente librairie. Elle s’est d’abord appelée La Cécilia puis Le Livre. Elle appartient notamment à Laurent Evrard, un vrai libraire, un de ceux qui connaissent leurs clients et qui savent les conseiller. Il fait des choix esthétiques forts. Il me présentait des livres dont on ne parlait pas à l’université. C’est lui qui m’a conseillé Louis-René des Forêts. Un jour, je suis entré dans la librairie, et il m’a dit : Maintenant tu peux lire Le Bavard.

Bien sûr, je vais en bibliothèque, mais c’est survenu plus tard dans ma vie, en arrivant à Lille. Du fait qu’il y avait peu de librairies, ou que je n’avais pas trouvé celle qui me convenait, j’ai beaucoup fréquenté les bibliothèques, et en particulier celle de Roubaix. On y trouvait plein de choses, on pouvait emprunter un nombre incroyable de livres, essayer. Les livres d’artiste étaient à disposition, ils n’étaient pas cachés, il ne fallait pas faire de demande en cinquante exemplaires ni mettre de gants pour les toucher… (Rires.) Encore maintenant, je suis inscrit en bibliothèque à Bruxelles, et j’oblige mon fils à y aller…

Vos livres sont de belle facture, que ce soit Ordinaire(s), écrit à partir des romans de Simenon et où se côtoient vos vingt-quatre chants et des photographies argentiques de Cédric Friggeri, ou ceux publiés au Tripode…. L’objet livre compte-t-il beaucoup pour vous ?
J’ai un véritable attachement aux livres. C’est pour cela que je suis très content d’être édité au Tripode. La présentation est soignée, les livres beaux. Chaque auteur a une charte graphique qui lui correspond. J’ai la chance que pour Une fêlure, tout comme pour les deux romans précédents, l’éditeur ait accepté de mettre en couverture une photographie du peintre anglais Thomas Eakins (1844-1916) que j’avais découvert en finissant d’écrire Notre château.

Est-ce que Le Tripode a imaginé un tour de passe-passe éditorial pour faire de Notre château un premier roman ? Car L’ABC du gothique, paru aux éditions Le Quartanier, est bien un roman, n’est-ce pas ? Il est annoncé comme une fiction d’ailleurs sur la couverture.
L’ABC du gothique n’est pas complètement un roman, le titre lui donne une allure d’essai littéraire, ce qu’il n’est pas… A moins que l’on entende par essai, l’idée d’essayer des choses, de proposer des bouts narratifs, d’autres choses plus poétiques, et que le tout marche ensemble. L’idée de présenter Notre château comme un premier roman vient de l’éditeur du Tripode, Frédéric Martin. Ce n’était pas bête car les libraires prêtent une grande attention aux premiers romans. Je le voyais quand j’étais libraire, on se sent particulièrement investi d’une mission envers ces livres. Le deuxième, on considère déjà qu’il peut rouler tout seul. Ce qui n’est pas forcément le cas. Au Tripode, j’ai trouvé une véritable maison d’édition et un éditeur à mon écoute, qui lit avec intérêt mes textes, et qui est capable de dire quand cela ne va pas et pourquoi cela ne va pas, dans une très grande bienveillance. C’est aussi une maison d’édition à taille humaine dont je connais tous les acteurs.

regniez l abc du gothique

Dans L’ABC du gothique, vous posez beaucoup de choses qui se retrouveront dans vos romans suivants : la façon d’écrire, de travailler à partir de la littérature, les fiches, les listes…
Le Quartanier, un éditeur canadien, est le premier à avoir accepté L’ABC du gothique. Il en a compris le côté expérimental et sensible. Le livre a eu une petite diffusion en France et en Belgique, une réception limitée. Je suis fier de cette première tentative de littérature. Je ne vois pas ce livre séparé des autres. Pour moi, Une fêlure est mon cinquième livre. Ils vont ensemble, vraiment ensemble. J’y creuse des thématiques qui ne sont pas très éloignées les unes des autres.

Dans Notre château, la lecture de La reine des neiges qu’entreprend la mère à son fils semble incestueuse. On retrouve cela dans Une fêlure, non ?
Je joue avec ça. Le texte de Notre château était effectivement déjà travaillé par l’inceste. Toute la fin du livre tourne autour, et de savoir qui du père, qui de la mère a obligé la famille à se casser, et comment. La reine des neiges est un conte d’Andersen très ambigu, comme tout ce qu’il a écrit d’ailleurs. Il fascine le jeune enfant, la reine des neiges l’emmène avec lui. Les cinq livres ont des manières différentes de creuser certains points.

Vous dites que vos livres sont hantés par des fantômes littéraires…
J’aime beaucoup travailler à partir de citations. Ce n’est pas pour faire le malin ni le gars qui connaît plein de choses mais cela agit comme un clin d’œil au lecteur. Si tout d’un coup, il reconnaît une citation, une piste de lecture s’ouvre à lui. Mais s’il ne la voit pas, cela ne doit pas avoir d’incidence sur sa compréhension. C’est très important. Son plaisir de lire ne doit pas être entravé, son intérêt pour le roman ne doit pas faiblir en cours de lecture. J’aime aussi faire des citations de livre en livre, montrer l’existence de liens entre les personnages. Le lecteur peut les découvrir en fonction de l’ordre dans lequel il lit les livres. C’est un peu présomptueux ce que je vais dire là, mais c’est une manière de faire œuvre, de faire des choses qui vont ensemble plutôt que de poser une pierre, puis plus loin une autre pierre… Souvent les auteurs que j’aime, comme Claude Simon, Marguerite Duras ont créé des liens de livre en livre, en référence, on perçoit une continuité.

Très présente dans vos livres, la littérature en est presque un des personnages. Quand avez-vous commencé à être passionné par elle ?
J’ai toujours lu. Où que j’aille, j’essaie de trouver une librairie pour acheter des livres. La littérature est une des choses les plus importantes dans ma vie. Même s’il n’y avait pas vraiment de bibliothèque à la maison, mes parents lisaient, mon père avait fait des études de lettres. Si mes parents n’achetaient pas de livres, ils me laissaient en acheter autant que je voulais. On m’en offrait aussi. Mais ma bibliothèque ne contenait qu’une cinquantaine de livres. Enfant, j’ai lu Le grand Meaulnes, L’Île au trésor. Adolescent, Jean Genet, Lord Byron, et Marcel Proust, surtout, déjà…

Quand est arrivée l’écriture dans votre vie ?
J’ai commencé à écrire tôt, des trucs vraiment mauvais. (Rires.) Au lycée, des histoires à la Bukowski, de courtes nouvelles cyniques. À partir de dix-huit ans, de la poésie principalement, mais elle n’était pas bonne. J’ai aussi fondé une revue à l’université, Les carnets, où avec des amis nous publiions de la poésie, des essais, …. Ce qui m’a poussé vers l’écriture, c’est peut-être ma passion pour la littérature. Dans L’ABC du gothique, je dis : « Qui lit écrit ». Quand on lit beaucoup, au bout d’un moment, on voudrait faire pareil, on aimerait bien « en faire partie ». Je suis assez fasciné par les portraits d’écrivains Je regarde souvent les photographies de Gisèle Freund. J’apprécie de feuilleter des livres où l’on voit les auteurs à leur table de travail. Cela me montre comment travailler. Les écrivains en position d’écriture, je les trouve beaux. J’aime beaucoup une photo de Paul Celan, assis, il semble si fragile, des photos de Bertolt Brecht, jeune, dans son grand manteau en cuir. Et la photo de Georges Perec, avec son chat sur l’épaule prise par Anne de Brunhoff….

Dans Une fêlure, le narrateur dit : « Ce que je veux dire c’est que j’ai aimé la posture de la littérature, et qu’elle est devenue mon imposture. » En est-il de même pour vous ?
Oui, je dois bien le dire. Il m’arrive de lire de très bons textes d’amis et je ne comprends pas pourquoi ils ne sont pas publiés, alors que je le suis. Je trouve que ce qu’ils font est meilleur que ce que je peux écrire. Ils sont capables d’aller plus loin dans certaines recherches formelles. Je me sens alors comme un imposteur. Comme disait un ami, être écrivain, ce n’est pas écrire beaucoup. On passe plus de temps à ne rien faire. Dans ces moments-là particulièrement, je me sens mal à l’aise, comme si je dupais mon monde… Il m’arrive de dire à ma compagne, je monte écrire dans mon bureau, alors qu’en réalité, j’attends, je vois le temps passer. Je ne peux que constater que quand ce n’est pas là, ce n’est pas là. L’idée géniale ne tombe pas du ciel. Écrire n’est pas un travail à plein temps. Ce n’est pas tous les matins à huit heures… Bien sûr, il existe des écrivains comme Marcel Proust ou Thomas Bernhard pour qui c’était ainsi, mais ce sont des cas extrêmes. Peut-être que cela arrive au bout d’un moment, à force de faire des livres, mais je n’y suis pas encore, loin de là.

Comment avez-vous trouvé cette écriture répétitive qui caractérise tous vos livres ?
Il y a plusieurs raisons à cette écriture. Tout d’abord, j’étais très mauvais en rédaction. Les professeurs me disaient toujours : Répétition, répétition, les synonymes cela existe… Quand on lit de la littérature anglo-saxonne en version originale, on voit que les auteurs n’ont pas peur de se répéter. Mais quand ils sont traduits en français, souvent, ces répétitions disparaissent. C’est ainsi qu’un écrivain comme Raymond Carver est particulièrement édulcoré en français. Les traductions de ses nouvelles sont faites pour un lecteur francophone qui a besoin que le mot ne se répète pas sur la page. Cela m’énerve. Non pas qu’il faille des répétitions partout mais je ne supporte pas qu’elles soient considérées comme des fautes, du mauvais style… Ce sont mes lectures de poésie contemporaine et d’auteurs anglo-saxons, en particulier de Gertrude Stein, qui m’ont ouvert la voie. Cela me plaisait de reprendre un peu son style, et finalement, ce qui au début pouvait ressembler à de l’imitation, me convient assez bien. Pour Notre château, ce style répétitif me paraissait indispensable – d’ailleurs, il me semble indispensable à chaque fois. Il fallait que le lecteur comprenne assez vite qu’Octave déraillait. Le système de répétitions montre qu’il n’est pas toujours très bien dans sa tête. De la même façon quand Madame Jules répète sans cesse « Monsieur Jules, mon mari mon amant », le lecteur perçoit qu’on est dans sa tête. Quand nous, nous pensons, nous pensons de façon répétitive. Nous ne sommes pas en train de nous corriger, de nous dire : Tiens, j’ai besoin d’un synonyme… Faute, faute, faute…

Pour en revenir à votre question, l’écriture répétitive m’est venue progressivement. Au début, j’étais encore pris par le carcan de la rédaction, dans le fait de respecter le bien écrire, d’éviter les répétitions sur la page. Cela me bridait. C’est peut-être pour cela que ce n’était pas montrable. Il ne s’agissait que de tentatives. Ce travail de répétition, au départ, s’inscrivait dans une démarche poétique. Je voulais que L’ABC du gothique fût un livre hybride qui mêlait tout. Même une partie en prose, comme celle du début, je voulais qu’elle soit attachée au rythme, à la musicalité, à la lecture à voix haute, qu’elle puisse s’approcher de la performance. Quand je vivais à Lille, les auteurs et les gens que je fréquentais, Jacques-Henri Michot, Emmanuelle Pireyre, ne séparaient pas ce qu’ils écrivaient d’une lecture-performance. Ils se produisaient dans de petites salles, dans des librairies, lors de festivals, c’était petit, informel, libre. C’est à ce moment que j’ai découvert Antoine Boute, poète sonore…

Est-ce que vous écrivez à voix haute ?
On pourrait le penser, mais non. Tout se passe dans ma tête. Je ne m’enregistre pas pour savoir si le rythme est bon. Je fais confiance à ce qui se passe dans ma tête.

Les commencements de vos livres se présentent un peu comme une fiction dans la fiction, un monde idéal. Est-ce que l’utilisation du mode répétitif aide à la création de cet univers irréel ?
Dans tous mes livres, et déjà dans L’ABC du gothique, et aussi dans Ordinaire(s), l’écriture en boucle dit : Attention on entre dans la littérature ! Mes romans ne calquent pas la vraie vie. Ils sont des objets littéraires avec leurs propres codes. On peut les accepter ou les refuser, les aimer ou ne pas les aimer. Pour moi, c’est le grand exemple de Thomas Bernhard que je continue à beaucoup apprécier, bien au-delà de l’effet de mode qu’il y a eu autour de son œuvre voici quelques années. Il semble dire à chaque début de livre : Attention vous entrez dans un monde de littérature. Ce que je suis en train de dire, c’est de la littérature, ma haine de l’Autriche, c’est de la littérature. Finalement, on ne sait plus ce qu’il pense réellement. Un homme qui détestait autant l’Autriche est pourtant resté vivre en Autriche, il aurait pu en partir. Son délire était littéraire. Il n’est pas personnel même s’il joue avec cela dans ses derniers livres, dans Extinction par exemple, en se mettant lui-même en scène. Mais on reste dans un monde de littérature.

Vous accentuez cela en écrivant avec la littérature…
regniez notre châteauTout à fait. J’aimerais pourtant moins travailler avec la littérature. Je trouve que parfois cela m’enferme. J’ai travaillé Notre château à partir du livre d’Henry James, Le Tour d’écrou. Ce court roman me fascine, je l’ai lu des dizaines de fois. Chaque fois, j’essaie de comprendre son fonctionnement. A mon tour, je voulais faire un Tour d’écrou. Le projet de Madame Jules, quant à lui, était de faire un remake de Ferragus, chef des Dévorants, de Balzac, de le transformer. Ce travail à partir des textes des autres me vient à chaque fois par hasard mais il demande un énorme effort, et je ne parle pas seulement d’Ordinaire(s). Le manuscrit de Notre château est très gros. J’ai enlevé, enlevé. Au début, c’est sans limites, j’utilise énormément de citations. Ensuite, je garde celles qui fonctionnent, j’ôte les autres, celles qui ne marchent pas, celles qui sont redondantes, trop voyantes, ou celles qui ne le sont pas assez. Pour L’ABC du gothique, j’ai lu beaucoup, sélectionné des citations, effectué tout un travail besogneux. Je préfère cela plutôt que de partir d’une page blanche.

Comment avez-vous travaillé Ordinaire(s), un projet assez fou composé de vingt-quatre chants de poésie en prose et écrit à partir de l’œuvre de Simenon ?
Pour commencer, j’ai lu tranquillement tous les romans de Simenon avec ma boîte de fiches à côté de moi. Le but était que figure une citation de chaque roman, d’épuiser au maximum mais aussi que mon texte trouve son propre rythme. Une des grandes forces des romans de Simenon est cette capacité à saisir le quotidien dans ce qu’il a de plus simple, de plus évident. Comme il y a énormément de choses sur la vie quotidienne dans ses romans, ce travail a été assez rapide. Je voulais que texte se déroule sur vingt-quatre heures, avec du soir, du matin, du midi, de l’extérieur, de l’intérieur. Un choix s’est fait. Je notais les citations puis j’essayais de les mettre sous une forme parfois poétique, parfois pas. Elles pouvaient se fondre les unes aux autres, être reconstruites, parfois un paragraphe de quelques lignes pouvait avoir pour source plusieurs romans.

L’ABC du baroque met justement en scène des fiches, et dans Notre château aussi, il est question de fiches…
Je fais ça, des fiches. Dans Notre château, le fait que le frère fasse des fiches est un clin d’œil à L’ABC du gothique. Peut-être que cela m’est venu après être allé voir l’exposition sur Roland Barthes au Centre Pompidou où ses fiches étaient exposées. Quelques années plus tard, à la Bibliothèque nationale de France, lors de la présentation des archives de Guy Debord, les fiches de ce dernier étaient également montrées au public. Moi, en revanche, après, je les jette, comme mes manuscrits d’ailleurs. Ce sont des tonnes de brouillons écrits à la main, principalement. Je ne sais pas quoi en faire. Je ne suis pas fétichiste. J’ai seulement gardé ceux de Madame Jules et une partie de ceux d’Une fêlure. Peut-être que je commence à garder…

Le travail sur les répétitions se fait également à la main ?
Oui. Et je réécris correctement chaque répétition sans jamais faire d’abréviation. Quand ma main se fatigue, si je commence à être fatigué, cela signifie que le lecteur va lui aussi être fatigué des répétitions. Il faut que j’arrête. Cela n’est pas du tout la même chose si on écrit sur ordinateur en faisant des copiés/collés. Il faut penser au lecteur, ne pas l’épuiser avec ça. Cela peut l’intéresser, l’amuser, l’émouvoir, l’énerver, l’agacer mais il ne faut pas qu’il se dise : Assez, trop c’est trop.

Est-ce que la musique minimaliste, répétitive inspire, nourrit votre écriture ?
J’en écoute beaucoup mais pas lorsque j’écris. Récemment, j’ai découvert Nick Bärtsch ! De la super musique répétitive sans électronique, passionnante. Ma révélation de la musique contemporaine a eu lieu avec Philip Glass et Steve Reich. La musique minimaliste n’est pas très présente en France. On la laisse aux Américains. La répétition est vue comme superficielle. Alors que c’est loin d’être le cas. Les textes de Gertrude Stein ou des poètes contemporains jouant sur la répétition sont loin d’être faciles, ils travaillent le rythme, la durée. Quand on écoute Philip Glass, on entend que cela se répète, module, change, puis au moment où on ne s’y attend pas et où on en a besoin, cela revient sur le thème et sur le motif, je trouve cela passionnant.

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Les listes que vous dressez dans certains de vos livres sont-elles liées à ce goût de la répétition ?
Les listes sont effectivement liées à l’écriture répétitive mais aussi à une certaine attirance encyclopédique. On le voit très clairement dans L’ABC du gothique. Quand, dans Madame Jules, je cite des noms de sociétés secrètes, que je les multiplie, je tente de faire quelque chose à la Perec mais aussi de donner le tournis au lecteur. Cela donne aussi un côté roman d’aventure.

La répétition est inséparable d’une certaine mélancolie, très prégnante dans votre œuvre ?
La musique répétitive est vraiment mélancolique. Elle a un côté anesthésiant. On a l’impression que plus rien ne va nous arriver et puis cela arrive, tiens prends ça… Le mélancolique est un répétitif. La mélancolie vient du fonds romantique que j’ai beaucoup lu. La littérature commence avec la période romantique. Les romantiques pensaient la littérature, ils la pensaient avec les autres arts, ils la pensaient véritablement comme un art. J’adore ça, écrire, passer du temps à écrire, mais cela rend mélancolique. Et, en même temps, cela permet d’en sortir, quand le ciel est comme un couvercle… Dans Madame Jules, il m’intéressait de poser un cadre parfait, et à l’intérieur de celui-ci, de placer un personnage mélancolique. Comme la mélancolie est forte, forte comme une bille en acier, elle va tout casser. Ce monde parfait que l’on détruit, il se trouve aussi dans Une fêlure, dans Notre château, et déjà dans L’ABC du baroque. Ordinaire(s), finalement, pose aussi un tel cadre. Des moments anodins, simples, qui devraient être parfaits, et puis cela s’effrite, cela se brise, au fur et à mesure. Ce mouvement-là est dans tous mes livres. Je ne sais pas si Une fêlure est la fin d’un cycle, mais peut-être. Quoique. Là je suis en train de travailler sur un projet basé sur les dernières années de la vie de Claude Debussy, quand il essayait de créer un opéra à partir de La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe et n’y parvenait pas. Il était possédé par les personnages, la nouvelle est trop terrifiante pour lui. Finalement, je suis dans la même idée, alors que j’ai pris Debussy pour éloigner cela de moi.

Il est plusieurs fois question de musiques dans vos livres. Des portées musicales ouvrent et ferment Notre château. Pensez-vous votre écriture par rapport, avec la musique ? Est-ce que vos textes pourraient être mis en musique ?
Notre château a déjà été mis en musique par Julien Jolly pour une soirée à la Maison de la Poésie de Paris, mais je n’ai pas collaboré avec le compositeur, ce fut un vrai cadeau de sa part. J’ai pensé la structure de ce roman comme celle d’un opéra, dans la façon de faire avancer l’action, qui avance en donnant l’impression de reculer. C’était très présent dans ma tête quand je l’écrivais. J’aimerais beaucoup qu’il existe des bandes originales de livre comme il existe des bandes originales de film. Lors de l’écriture de certaines scènes de Madame Jules, j’avais de la musique en tête. De la musique répétitive surtout. Et Madame rêve, d’Alain Bashung…

regniez une felureAvez-vous des écrivains fétiches ? Est-ce ceux dont vous parlez ou que vous citez dans vos livres ?
Marcel Proust, Marguerite Duras, William Faulkner, Arno Schmidt, Thomas Bernhard… Ces écrivains, je ne peux les intégrer dans mon écriture car tout le monde pensera que je les imite. J’ai peur aussi que cela fasse pédant, un peu : Regardez ma bibliothèque. J’ai hésité à parler de Duras dans Une fêlure. J’avais écrit un passage à son propos mais je trouvais que cela faisait trop. Je ne me souviens plus exactement de quoi il s’agissait, mais cela avait trait à l’écriture, à ce qu’elle dit de l’écriture, que l’écriture la dépasse, l’emporte…

Vos narrateurs empruntent souvent la première personne, pourquoi ? Même dans Ordinaire(s) qui est écrit à la troisième personne, on le perçoit comme étant en ‘je’.
Ordinaire(s) existe dans une version à la première personne. J’avais repris les citations, et tout était en ‘je’. Mais il y avait trop de voix différentes, discordantes. Le lecteur aurait été perdu. Il se serait trop demandé qui était quel personnage, s’il était déjà apparu avant. J’ai refait passer tous les ‘je’ en ‘il’ ou ‘elle’. Mais dans ma tête, Ordinaire(s) est en ‘je’, complètement. Pourquoi est-ce que j’écris à la première personne ? Parce que chaque fois, comme je suis dans la tête du personnage, c’est plus simple de le faire en ‘je’. C’est une des difficultés avec laquelle je me débats en écrivant le livre sur Debussy. Le ‘il’ crée de l’écart, surtout quand j’écris. De plus, le travail de répétition est plus acceptable à la première personne. Quand quelqu’un pense en lui-même, il se répète, ressasse… Mais peut-être que cela marcherait en ‘il’. Il faut que j’essaie, que je persévère…

Michel Zumkir

Bibliographie

  • L’ABC du gothique, Le Quartenier, 2012
  • Notre château, Le Tripode, 2016
  • Madame Jules, Tripode, 2019
  • Ordinaire(s), Marges en pages, 2019 (avec Cédric Friggeri)
  • Une fêlure, Le Tripode, 2021

    Article paru dans Le Carnet et les Instants n°208 (2021)