« Saisir le quotidien dans ce qu’il a de plus simple, de plus évident »

Un coup de cœur du Carnet

Emmanuel RÉGNIEZ, Cédric FRIGGERI, Ordinaire(s), Marges en pages, 2019, 176 p., 35 €, ISBN : 978-2-9540904-3-6

Emmanuel Régniez tient ses promesses. À chaque fois que nous refermons un de ses livres, nous sommes impatients de lire le suivant, et cette impatience comporte sa part d’inquiétude : ne faillira-t-il pas un jour ? Ne finira-t-il pas par décevoir cette attente ? Eh bien non. Emmanuel Régniez tient ses promesses. Il est entré en littérature par la voie de l’exigence, et il ne dévie pas de sa route. Nous venons de ranger Ordinaire(s), son dernier opus, sur les rayons de notre bibliothèque, et nous savons déjà qu’elle risque fort de ne pas en sortir indemne.

Faisons le tour de l’objet. Ordinaire(s) est de très belle facture, 20 x 25 à la française, au papier épais et caressant. Les deux photographies qui dévorent la couverture donnent l’impression que le livre est en train d’apparaître, ou de disparaître, sous vos yeux. Ouvrons-le. Il contient vingt-quatre chants et autant d’images. Les photographies, tirages Lith sur papier baryté, sont  l’œuvre de Cédric Friggeri, et répondent aux textes de Régniez avec tact et justesse : l’apparente simplicité de leur sujet, l’indécision délicate de leur grain, l’aspect fusain profond, les énigmes qu’elles posent. La mise en page est aérée. Quelques paragraphes de prose semblent donner la parole à de longues descentes de vers, deux colonnes par pages, et cette harmonie visuelle entre la compacité des caractères et une manière d’envol, de liberté déliée, se retrouvera dans les textes eux-mêmes. Alors, lisons.

Il fume
En rentrant chez lui
Dans le crépuscule de ses pensées
Avec la même mollesse
Que les arbres du parc
Dont les contours se fondent
Dans la buée du soir

Ordinaire(s) est tout entier composé à partir d’extraits de romans de Georges Simenon, découpés, digérés, travaillés, transformés, écrits au sens borgésien du terme, car quand Pierre Ménard réécrit Don Quichotte, il écrit. Emmanuel Régniez continue d’explorer les ressources de l’intertextualité (lire par ailleurs notre critique de Notre Château), et il le fait ici avec un bonheur particulièrement communicatif. Le lecteur reconnaît parfois quelques éclats, soupçonne un titre, se souvient qu’il avait été frappé lui aussi par la puissance de cette image descriptive, et déjà il est emporté par le vers suivant. Ce que Régniez nous offre ici, comme un hôte affable et généreux, c’est la poésie des mots de Simenon, dans la simplicité, l’art de laisser traîner son regard sur un détail oublié du décor, prétendument périphérique, qui résume tout. Régniez monte, met en scène, écrit. Il tisse de nouveau fils pour les perles de Simenon. Nous nous prenons à rêver à comment Régniez a procédé, à ses stratégies, ses absences de stratégies, sa cuisine en somme – rêver vraiment, car on lit Ordinaire(s) en songeant à cette jubilation qu’a dû être l’exploration de l’œuvre de Simenon en échafaudant un projet de cette ampleur, avec un regard de collectionneur, de chercheur d’or blanc, de passionné des mots. Notons au passage, dans le bref extrait suivant, ces quelques mots qui avaient tant d’importance dans le précédent roman de Régniez, que nous nous plaisons à imaginer comme une manière de ténu fil d’Ariane entre deux livres.

À quoi penses-tu
La question de tous les couples
De tous ceux qui vivent
Côte à côte

Les textes sont simples et beaux. L’évocation d’un homme, puis d’une femme. Un objet. Une scène souvent, tout entière, comme le noyau d’un roman. Des gens qui s’aiment, qui se détestent. Des gens seuls. Des gens qui se souviennent, qui entament la conversation. Des bistros de banlieue. Des petitesses. Des gestes répétés. Des impressions au réveil. Des idées qui nous envahissent l’âme. Du sexe. De la mélancolie. Des appartements ternes. Des mensonges. Des bribes éparses du quotidien, une galerie de personnages, comme on feuilletterait un album de centaines d’inconnus, d’inconnus qui nous ressemblent. Des drames. Des moments volés. Pas de système apparent dans le travail de Régniez, pas de fil blanc. Régniez n’est pas seulement un collectionneur, il est poète. C’est l’équilibre entre la légèreté de ses vers et le poids de certains sujets évoqués qui semble sous-tendre l’architecture. Régniez écoute Simenon, il l’écoute avec cette oreille de musicien, qui cherche le rythme et la mélodie, qu’il traduira en versifiant, en revenant à la ligne, en répétant tel ou tel mot, en accordant tel autre, en cherchant la bonne césure, en lui donnant sa dimension verticale. On peut lire aussi Ordinaire(s) comme une impeccable adaptation musicale de l’œuvre de Georges Simenon.

Il y a des gens
À qui
On ne peut même pas casser la figure
Parce qu’on craint
Que sa main s’y enlise

Une fois de plus, Emmanuel Régniez a tenu ses promesses. Ses livres nous emportent, hors des sentiers battus et des modes du moment, dans la vaste bibliothèque de l’imaginaire, et nous laissent nous y perdre, comme dans un grenier de l’enfance.

Le temps fuit
Sans bruit
Sans même
Le battement
D’une horloge

Nicolas Marchal