« À quoi penses-tu ? »

Un coup de cœur du Carnet

Emmanuel RÉGNIEZ, Madame Jules, Tripode, 2019, 131 p., 15 €, ISBN : 9782370551986

Il y a trois ans, nous chroniquions pour le Carnet le premier roman d’Emmanuel Régniez, Notre Château, et nous affichions notre impatience à lire son deuxième opus. Nous avons attendu. Et le voici, l’impeccable et tendu Madame Jules, toujours aux éditions Le Tripode.


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Madame Jules, la narratrice, est l’épouse de Monsieur Jules. Elle l’aime, et leur couple semble, dans le tournoyant délié des phrases de Madame Jules, d’une perfection totale. Il est son mari et son amant. Ils vivent dans un état de fusion et de bonheur permanent, avec le sentiment d’être seuls au monde. Mais cette belle mécanique se grippe. Un soir où Monsieur Jules ne parvient pas à atteindre une érection satisfaisante, une fissure se dessine. « À quoi penses-tu ? À toi, je pense à toi. » Aux certitudes d’airain succèdent peu à peu les questions, qui s’insinuent dans les mots de Madame Jules comme un lent poison dans ses veines, infectant le texte et le colorant d’ironie.

C’est qu’il faudra bien aller à cette soirée, à cette fête, que l’on pressent fatale, que l’on voudrait éviter, mais que l’on affronte comme on fuit en avant : Madame Jules a toujours cru en la perfection de son bonheur, et si elle continue d’y croire, son bonheur résistera à tout, aux assauts des autres hommes, aux doutes qui croissent et qu’elle glisse sous le tapis, à son instinct de femme qui se révolte contre ses certitudes. Dans Notre Château, le narrateur devait raconter pour ne pas mourir, dans Madame Jules, la narration empêche l’harmonie de s’effondrer, et Madame Jules se raconte d’abord une histoire à elle-même : elle lutte avec ses phrases contre le chaos. Le lecteur, impuissant, entend gronder le cataclysme derrière les tournures feutrées de Madame Jules, ses mots-masques ; plus elle affirme sa franchise, parle de sexe ou d’argent avec crudité, plus l’implicite et le second degré du texte ricane. Madame Jules affirme comme on interroge. « À quoi penses-tu ? À toi, je pense à toi. » Cette phrase est le miroir sans tain à travers lequel on distingue la deuxième chambre.

Roman des mots cachés sous les mots, roman d’une voix qui se cherche et craint de se taire, Madame Jules n’est pas sans rappeler les interpellations de Nathalie Sarraute et les explorations de Paul Émond. Et si l’on peut dire que c’est un roman sur la possibilité du bonheur, Emmanuel Régniez a brillamment évité l’écueil du pensum psychologique ou d’une resucée de récit, souvent insolemment autofictif, de la crise de la quarantaine. Comme dans Notre Château, on reconnaît la patte de Régniez à son travail stylistique. Pour l’ensemble, Madame Jules se glisse dans un moule fantastique, et par là montre le côté étrange, magique, irréel et par certains aspects surréel de l’amour – la composition fonctionne comme une petite machine à troubler le lecteur. Au niveau microscopique, la belle ouvrage de chaque phrase nous attire, page après page, un peu plus loin derrière le miroir sans tain, celui d’Alice, dans un univers où les questions du vrai et du faux ne se posent plus, où Ossian existe, où toute résistance cède. Dégustons, par exemple : « une de ces fêtes insolentes par lesquelles ce monde d’or mat essaye de narguer les salons d’or moulu où rit la bonne compagnie du faubourg. » Voilà déjà que nous attendons impatiemment le troisième roman d’Emmanuel Régniez.

Nicolas Marchal