La vengeance de l’ogresse et la libération du petit prince

Emmanuel RÉGNIEZ, Une fêlure, Tripode, 2021, 120 p., 13 €, ISBN : 9782370552648

regniez une felureIl ne peut l’écrire tout de go, il doit s’y reprendre à trois fois (et autant de chapitres) pour parvenir à le dire, à énoncer ce qui le consumait, lui, le narrateur – qui, dans ce récit, peut se confondre avec l’auteur. Ce qui l’a brisé mais dont il finira par sortir libéré, délivré – le conte de La reine des neiges est là, présent, avec son imaginaire de glace et ses ambiguïtés, sa chanson et ses deux mots emblématiques. Le petit Poucet n’est pas loin non plus. Le narrateur s’en servira pour raconter sa Fêlure – le livre d’Emmanuel Régniez que nous lisons est à la fois ce récit mais aussi celui de l’écriture comme processus salutaire. Le narrateur : fils, frère aîné et père. Sans âge, et de tous les âges. Celui de son enfance, celui des années où et celles du temps d’après (qu’il racontera dans une quatrième partie). Les années où : celles pendant lesquelles s’est déployée la revanche maternelle.

Le narrateur commence, dans le premier chapitre, par décrire la famille parfaite qu’était la sienne au temps de l’enfance. Un père et une mère amoureux. « Amants parfaits dans un monde féérique ». Adorant leurs enfants d’un amour tendre. Sans ombre au tableau : « Je souhaite de tels parents à tous les enfants du monde ». Une famille où on lit et vit ensemble. Où on finirait étouffé si elle existait vraiment. Car bien évidemment elle est imaginaire, cette famille, bâtie comme un mur protecteur, un mur depuis lequel le narrateur va s’élancer pour s’ouvrir, s’affranchir. Vivre encore. Vivre enfin.

Dans le deuxième chapitre, après le saut dans le vide, il donne un coup de massue dans ce mur. L’écroule. L’effondre. Il ne sera pas reconstruit. « Toute vie est un processus de démolition », disait Francis Scott Fitzgerald. Le narrateur ajoute : « Qui ne sait que toute vie est un processus de démolition ne peut pas écrire. Je peux écrire. » Écrire qu’il n’a pas été cet enfant heureux et mélancolique qu’il a imaginé, mais un enfant d’une tristesse immense, craintif du monde alentour. Dont les parents, séparément, prennent « les chemins de la bagatelle » et, ensemble, vont à des soirées échangistes. Se plaisirent, se déchirent.

Au chapitre trois, le narrateur change de ton, de pronom, il n’est plus je mais il ; devient conteur. « C’est plus simple de prendre la voix du conte, pour dire ce qui doit être dit, pour raconter ce qui doit être raconté ». Et la mère de se révéler telle qu’elle est. Vengeresse. Ogresse. Elle punit les infidélités de son mari et la vie qu’il lui fait mener. Elle laisse le frère et les sœurs à leurs pratiques pernicieuses, envahit les plaisirs érotiques du fils. Le cœur de celui-ci se vide et se gèle.

Après avoir réussi à écrire le traumatisme et ses raisons, le narrateur/conteur achève, dans le quatrième chapitre, (de retracer) son parcours d’écriture et de salvation et, à nouveau, progressivement, endosse le je : « La vengeance ne peut plus m’atteindre, ne peut plus atteindre celles et ceux que j’aime ». Même si elle se perpétue…

Dans Une fêlure, son cinquième livre, on retrouve la plongée étrange, déconcertante, propre à Emmanuel Régniez, en un univers clos, fusionnel et dysfonctionnel. Les phrases – telles des boucles de musique répétitive ou des chenilles de carpocapse – s’en approchent, s’y accrochent, s’y logent et finissent par l’exploser. Mais peut-être que le plus admirable dans cette œuvre en cours, c’est le travail visible et invisible, jouissif de l’auteur avec la (para)-littérature (ici Fitzgerald, Perrault, Andersen) commencé dès L’ABC du gothique. Littérature sans laquelle il ne pourrait écrire, sans laquelle son narrateur n’aurait pu être rescapé, et nous, sans laquelle, nous ne pourrions (sur)-vivre.

Michel Zumkir