Un coup de coeur du Carnet
Emmanuel RÉGNIEZ, Notre Château, Le Tripode, 2016, 160 p., 15 €
L’actualité littéraire fatigue. Biopics pseudo-sulfureux, autofictions écrites avec les pieds, tyrannie du « sujet ». Heureusement, il reste des écrivains qui se fichent de la mode, et qui nous offrent des bijoux. « Prétendons qu’il y a un chemin pour traverser le miroir et passer dans la maison de l’au-delà ».
« C’est à 11h03, le samedi 2 avril, que l’on a sonné à la porte de Notre Château. C’était extraordinaire. Cela n’arrive jamais. On ne sonne pas chez nous. On ne sonne jamais à la porte de Notre Château. » C’est sur ce bref et appétissant prologue que s’ouvre le premier roman d’Emmanuel Régniez, une mécanique littéraire de précision en trois parties – les deux premières constituées de dix chapitres, la troisième de treize. Nous reviendrons à l’importance du rythme dans Notre Château.
« Nous », c’est Octave, le narrateur, et sa sœur Véra. Ils vivent reclus dans une belle et grande maison, qu’ils nomment avec majuscules, et qui les protège du monde. Dans leur « Château », il y a une somptueuse bibliothèque, qui suffit à occuper presque tout leur temps. Octave se rend chaque jeudi à la librairie pour aller chercher des livres. Octave et Véra mènent une existence faite d’habitudes invariables et d’accords tacites, comme un très vieux couple, depuis la mort tragique de leurs parents, survenue vingt ans plus tôt dans un grave accident impliquant un bus. Or, le samedi 2 avril, leur monde va basculer. Octave doit alors prendre la parole. Et il fait remonter le début de l’histoire au jeudi 31 mars, à 14h32. Ce jour-là, il a vu sa sœur dans le bus n°39, qui va de la Gare à la Cité des 3 Fontaines, en passant par l’Hôtel de Ville. Il en est sûr. Mais voilà : sa sœur ne quitte jamais le Château. D’ailleurs, quand il osera lui en parler, elle se moquera de lui : non seulement il est impensable qu’il l’ait vue hors de leur Château, mais en outre le bus qui va de la Gare à la Cité des 3 fontaines, c’est le bus n°5.
Octave nous fait le récit des heures qui relient cet étrange jeudi à ce samedi dramatique, au cours desquelles les événements mystérieux se multiplient – qui a allumé puis fumé cette cigarette dans la bibliothèque ? Pourquoi sa sœur prétend-elle qu’ils ne boivent jamais de café, alors que c’était un de leurs rituels immuables ? Quel est ce livre inconnu, froid comme une pierre tombale, indûment rangé au milieu des volumes familiers ? Octave progresse en s’interrogeant, invoque son enfance rêveuse, ses lectures, ce qu’il croit savoir de sa sœur et lui, mais ses repères se disloquent. Seul son récit semble stable, et il s’accroche à son fil comme un marin perdu dans la tourmente à un astre ou à un cap : il raconte pour ne pas sombrer. Et ici, il nous faut dire un mot du style de Notre Château, de son rythme. Régniez excelle dans le découpage et le montage : la structure du roman participe au premier chef à son entêtante musique, jusqu’à la dysharmonie finale, ces trois chapitres surnuméraires. Et cette poésie se retrouve précisément à l’échelle de la phrase : anaphorique, envoûtante, elle est souvent drôle à force de précision, et chargée de mystère implicite. Parfois la parole se déploie, s’attaque au corps, telle une infection fulgurante, puis s’interrompt soudain ; certains mots prennent une signification écrasante, et semblent des chiffons enfoncés dans la gorge afin d’étouffer un ennemi mortel ; toujours raconter, ce souffle est vital : « comme si retarder la narration pouvait me faire mourir ».
Notre Château ne nous lâche pas, ses mots sont des rets qui s’emparent de nous dès la première page et nous retiennent prisonniers, comme les personnages sont eux-mêmes prisonniers de leur Château, de même que les œuvres qui le hantent. Car si les notes que Véra et Octave prennent au cours de leurs lectures forment « un grand roman fantôme, rempli des voix des autres, capturées par nous », Notre Château est aussi un livre possédé, savamment intertextuel, rendant hommage aux spectres romanesques qui le constituent. Emmanuel Régniez clôture son livre en citant des noms d’auteurs pour témoigner de son héritage, et le lecteur pourra démultiplier sa rêverie à l’évocation d’Alice au Pays des Merveilles, aux références au Tour d’écrou de H. James, à l’ombre du Petit Lord Fauntleroy, à ces nombreuses sources qui irriguent le roman.
Il y a, dans Notre Château, de la musique et des images que le lecteur ne pourra oublier. Nous attendons avec impatience son deuxième roman.
♦ Extrait d’une lecture musicale de Notre Château à la Maison de la poésie de Paris
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