Véronique Bergen : Qui, de l’écrivain ou de la langue, porte l’autre ?

Véronique Bergen

Véronique Bergen

« Assister à mes progressions de genre en genre telles que les a posées le père de L’Éthique ne préoccupe que peu son thalamus : ce qu’elle veut, c’est me voir traverser les cerceaux nietzschéens qui mènent du chameau au lion et du lion à l’enfant, ce qu’elle veut, c’est que mes devenirs animaux-bambins électrisent sa bible SM et que, de l’enfant, je passe à la chienne. »

J’ai découvert Véronique Bergen, comme ça ! C’est dire si d’emblée s’est offert le moyeu où s’emboîte l’essieu central de son travail. À savoir : La constitution dynamique d’un sujet par superposition de devenirs en perpétuel mouvement et la mise en flux d’un langage qui incarne, comme un corps textuel, ce palimpseste vivant. Métamorphose immédiate de l’image : l’essieu se fait flèche /qui crée cible /ouvrant mouche /en un mille ému. Je pressens la systole des grands chambardements ! C’était une simple soirée de procrastination, extraits de fiction, poésie éparse, articles de philo, nouvelles, l’addiction est immédiate et passionnelle – j’en viens à lire, avidité, tout ce qui est disponible en ligne. Puis à passer commande, chez mon libraire, je veux tout, dans le désordre élu par l’appel des titres. J’en ai pour l’été à explorer ce labyrinthe construit tout entier sur des lignes de fuite. « Visant moins à défier ces monstres syntaxiques aux inventions déroutantes qu’à en rechercher les zones de résonance, la grammaire affective, elle s’installe au cœur de leur dédale, de leur souffle obsidional. » Et j’y suis encore, entre hypoténuse ténue et tangente tentante, je ne vois pas comment cet article pourrait être autre chose qu’une spirale en proie à des bougés, des tremblés, des tracés instables…

Soudain l’été, donc, en Tour de Babel, une montagne de Bergen empilés de guingois sur mon bureau me bascule dans le règne mystérieux du foudroyé et du diasporique. Le flash est diffracté en mille éclats dont le premier à m’atteindre, est le rire. Assez étrangement car tout dans ses textes est tragique. Un rire pourtant, vient se planter au plus solaire, me prend à la racine du plexus. Car tout y est primal aussi. Or, ce rire bée, c’est celui des petits matins de la débauche et des grands numéros de prestidigitation ; nous savons que l’une et l’autre travaillent sur le même invisible et portent en creux le même décalque du plus-que-présent sur le présent antérieur :

Effeuillage jusqu’au plus nu
Chute des habits dans les gouffres rétiniens
Le strip-tease métaphysique
se babylone
romances des croupes
donnant en pâture au Minotaure
les peaux de l’enfance
jusqu’à la conversion
du labyrinthe en forêts d’amantes. 

Véronique Bergen, à vrai dire, je ne l’ai pas lue : je l’ai attaquée. Sur la diagonale du fou, me souffle le Roi. Mais le verbe serait plutôt à prendre dans le sens des combats qui se jouent après l’heure du coucher, dans la chambre des enfants ; Un silence tente en vain de couvrir des éclats. Il y a quelque chose de ludique, et de clandestin, dans cette écriture qui exige une indiscipline en retour, il me semble, un lecteur un peu turbulent. Ecriture kaléidoscopique où se tourne sans début ni fin une langue-pensée-mouvement dont l’axe tente l’impossible alignement du mot, du temps et de la chose. Ecriture de la trouée qui se fait un jouet du chaos – et de la traversée, créant l’événement qui la fait advenir. C’est de la lumière vive dans laquelle il faut entrer vif, soi-même, sous peine de tout éteindre.

« Une comète de poésie pure lancée et toute la littérature disparaît dans le sable qu’elle est devenue. »

bergen requiem pour le roiQu’il s’agisse d’être le grain ou de saisir la coulée, cette question du devenir-sable est indéfiniment la nôtre si l’on conçoit (et je crois que, chez Bergen, la moindre salve écrite est armée par ce ressort) que nous n’écrivons pas encore. J’adapte ici la phrase du philosophe, selon qui : « Ce qui est à penser, c’est aussi bien l’impensable ou la non-pensée, c’est-à-dire le fait perpétuel que « nous ne pensons pas encore ». » [La phrase est de Gilles Deleuze, citée par Véronique Bergen dans un article intitulé « Les Puissances du Dehors chez Deleuze et Cixous » ] et je risque une translation. Appliquant la technique du grand roque que me souffle à nouveau Louis II de Bavière, j’inverse sur l’échiquier la pratique de la philosophie et celle de la poésie et je tente ceci : Écrire, c’est ne pas laisser le problème de la langue se dissoudre dans sa résolution, c’est laisser le chaos surgir à même la percée du langage. « Préfléchée par une batterie de réquisits subsumables sous la catégorie de représentation, la philosophie [littérature] s’est arrêtée au seuil de la pensée [langue], méconnaissant les puissances de cette dernière en la confondant avec le régime du connaître [rendre-compte]. »

Tant que la langue est maintenue à l’intérieur des structures qui la domestiquent, la dressent et la maîtrisent, rien ne s’écrit : n’est que copie studieuse où se coterait sur 10, en note subsidiaire, l’originalité. Mise en ordre d’un simulacre de cohérence ! Voire, mise en cohérence d’un simulacre d’ordre. On comprend la défection qui consiste un beau jour à préférer ne plus s’y prêter : « I would prefer not to » répond le scribe dans la fable de Melville. À croiser la pensée des Résistances philosophiques avec l’écriture, notamment, de Glissement vers l’ouvert, le personnage de Bartleby (figure emblématique de la résistance vitaliste, qui sape le système de l’intérieur en amenant, par torsions serpentines, les forces de l’adversaire à se réduire à quia, n’offrant de prise, donc ne laissant aucune possibilité de riposte) m’apparaît soudain comme superposée au Rimbaud des voyages de l’après-verbe – puisqu’en effet

La mort raffole du bateleur
qui
sous la dictée d’une vision
taille l’absence
à coup de rimes ascendantes… 

Que les mots fassent des mirages plus criants que vérité, certes oui, mais le cri n’est que vocalise, si l’on ne brise physiquement la portée qui en codifie l’inflexion ! Et que la phrase soit virtuose, rythme le mouvement plutôt que la vitesse, crée des fixités fulgurantes et des flux immobiles, n’empêchera pas la bien nommée Abyssinie d’emporter sa préférence :

Il n’est que de voir la joue des guerriers endormis
Pour, médusés, savoir que Rimbaud
ne fut que la sublime illusion
d’une poésie absente à soi. 

Quelle autre possible à cette absence, que le silence ? La résistance du fou, de l’enfant sauvage, et de la dépravée. « L’œuvre se tient dans la trouée du tissu du monde par une force que personne n’attendait. » La comète se moque de ma citation : elle fait faille et me disloque / dépression subite / provoque aspiration violente vers le dehors ! Or vue du dehors, justement, la langue se révèle n’être que la toile tendue de l’ombrelle que l’on prenait pour le ciel et sous laquelle le monde nous apparaît soudain tout courbé ! « Quand je pleure, j’essaie de retrouver mon cachot. Je ne sais pas si je pleure pour repartir, si je me souviens pour pleurer, si c’est la phrase que je prononce qui me fait mal ou si c’est la phrase que je voulais dire avec la première qui pleure. » C’est l’ombrelle trouée de D.H. Lawrence. Autant qu’un monde derrière le monde, il y a une langue derrière la langue  – « Rature de ce qui se dit sous ce qui se murmure » – dont le déploiement dépend de cette griffure dans la pâte du non-monde, qui orifice la voûte, ouvre la percée, permet le passage. Voyez-vous comme moi qu’il manque à mon analyse un corps et qu’il n’est cependant question que de lui ? Et qu’on trouverait, à l’entailler, une intensité qui échappe à la loi ; pareillement un corps dans le corps.

Débraillée, sanglante dompteuse de sens en délire,
Embrasse-moi dit-elle
dans le rire de l’absolue transgression,
Débandade de sentiments en émoi,
Inondant l’advenue
d’un essentiel excès,
Tandis qu’elle, toute sanglante
en ses fantasmes,
triturait Embrasse-moi
à l’exception de toute pudeur hébraïque.

Le phraser charnel de volcaniques ébats
trouait la gangue de nos langues
Tandis qu’elle, allongée sur le sable de tout désir,
débandait suavement la lueur séraphique d’un rutilant
Embrasse-moi. 

La source inextinguible de cette résistante que je nomme la dépravée (car le mot « femme » hélas ne signifie rien de ce que l’on aimerait dire), c’est d’engendrer l’événement de la langue par la transgression. Fondre parole et corps dans un même devenir / Inciser / Faire couler / Fendre ce qui, contenant, limitant, jugulant, forclôt / Et concevoir l’écoulement comme la capacité à ne pas disparaître dans la nomination / Pratiquer l’art de la saignée selon la technique de l’assaut / Et ne pas craindre en soi l’assassin ponctuel que la langue provoque/ dans un défi contre-testamentaire/ Exécuter ce qui doit l’être – Y compris soi dans le mot !

Personne ne sait d’où viennent ces cavités qui laissent passer l’air du large.
Entre ceux qui les agrandissent et ceux qui les obturent, le dialogue est brisé.
Une même inquiétude gagne pourtant les deux camps : certains territoires s’évident sans pouvoir opposer le moindre garde-fou alors que d’autres demeurent à l’abri de tout assaut. 
Dans les zones vierges de toute alvéole, d’audacieux adjectifs ou d’étranges anacoluthes osent depuis peu murmurer « Beau décimeur, viens donc me trancher la gorge ». 

Je ne prends pas grand risque à affirmer que le corps de Bergen est un Corps sans Organes, tel que Deleuze et Guattari l’ont pensé ; une « machine désirante » dont la définition ne se laisse pas réduire au biologique, un « vivre incarné » qui résiste à la double distribution des fonctions et des organes. De même que le corps dés-organisé par les forces qui le traversent est rendu plus vivant, pure intensité, la langue de Bergen se dés-articule comme système et acquiert là toute sa force de Texte sans Voix. Ainsi peut-on pour ces romans fleuves du je – « Certains auteurs font de l’écriture le fleuve dont ils sont les berges » – quasiment parler de ventriloquie. Je veux dire que l’on pourrait superposer l’un sur l’autre ces monologues hémophiles, provoqués par une hémorragie de la mémoire, comme s’ils relevaient d’une seule et même coulée de parole distribuée en divers automates de résonance. « Affectées d’un problème de résidence, maman et moi on a l’organisme troué, la langue avide d’une vraie bouche où habiter. » La poupée-parlante du Voyage en Mylénie, tout comme celle de Edie ou la Danse d’Icare, mais aussi celle de nombreux autres textes (qu’il s’agisse de nouvelles publiées, ou d’extraits de romans inédits postés sur l’internet – tels Paroxysme, Icône H, Marylin Année Zéro, Miss Tourbillon,… etc.) sont comme les entrelacs superposés d’un palimpseste dont les lignes ressurgiraient les unes dans les autres, remontant à la surface poreuse d’un texte où par ailleurs rien ne s’endigue.

veronique bergen voyage en mylenie

« C’est pourquoi souvent je suis seule, veillant à ne pas troubler ceux qui pensent que les individus, les époques, les lieux sont étanches, veillant à ne pas accrocher mes casseroles mythico-psychotiques à leurs neurones bien ordonnés, passer de la cour de Mycènes à un marché de Pergame quand on quitte ma chambre pour ma cuisine, c’est pas donné à tout le monde, la stéréoperception des espaces et des temps, pour y exceller, il faut commencer jeune et s’adonner à un training intensif. C’est à jeun que les plus doués habituent leurs sensations à faire le grand écart, à franchir trois millénaires. Pour les autres, l’apport de substances est indispensable. »

Christine Aventin


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°179 (2013)