
Caroline Lamarche
Quand j’ai annoncé à Caroline Lamarche que ce portrait paraîtrait dans le numéro thématique du Carnet dévolu à l’érotisme, elle a réagi aussitôt en me disant que cela n’était plus son objet.
Ce ne pouvait être, à mes yeux, une réaction vraiment négative, une fin de non-recevoir. Ce propos demandait enquête, réflexion, discussion. Ce que nous avons entrepris, par téléphone, mails et lors de rencontres. Il n’était évidemment pas question d’exclure l’écriture de l’érotisme de son œuvre passée et présente. Mais il fallait en définir l’incidence, en circonscrire le rôle exact. Reconsidérer l’ensemble de sa production. Noter la récurrence thématique en question mais aussi la relativiser. Et pour cela peut-être aussi confronter les points de vue de l’auteur et du lecteur.
La chose et le mot
Ce qui est clair, c’est que Caroline Lamarche ne veut pas être enfermée dans une catégorie. Comme auteure de La nuit l’après-midi, Carnets d’une soumise de province et même Mira, en tout cas pour La Barbière, elle considère que l’étiquette « érotique » l’accompagne trop systématiquement, qu’elle occulte toute une partie de ses publications et peut même en occasionner, stupidement, faut-il le dire, l’écart ou le rejet. Ainsi qu’il est arrivé aux lecteurs qui découvraient les Carnets en Folio et ne sont pas allés au-delà. Ces livres dits « érotiques », elle les considère d’abord comme des histoires et insiste sur le fait qu’ils sont publiés par des éditeurs généralistes, littéraires.
Certes elle est heureuse et fière de ces livres-là. Quel était, quel est encore son intérêt pour l’érotisme ? « C’est l’intérêt pour l’amour, la guerre des sexes, la connaissance par les limites ». C’est en outre le lieu qu’elle a choisi pour observer l’humain, soi et l’autre.
A considérer cette séquence qui va de La nuit à Mira, on se rend compte que ces textes s’enchaînent et révèlent la trajectoire d’une femme, le personnage sinon l’auteure, qui devient de plus en plus autonome pour aboutir à cette définition d’une femme libre, affranchie, complice des hommes seulement si elle le veut. C’est elle désormais qui a la main. Mais ne nous y trompons pas et gardons-nous d’un jugement qui recourrait à quelque évaluation morale ou qualitative. Cette suite, pour ne considérer qu’elle provisoirement, signale bien plus qu’une évolution de mentalité et indique avant tout un cheminement littéraire. D’un je quasiment autoréflexif, monologuant et donnant à lire sa parole dans La nuit, la narratrice a ensuite assumé pleinement son énoncé. La communication est évidente alors, la soumise, celle qui se nomme elle-même la Renarde, est la seule responsable des messages qu’elle envoie à son maître, parce qu’il fallait signer cet étonnant rapport. Cet emploi répété de la première personne dans ses écrits, non seulement les érotiques mais d’autres encore, comme La chienne de Naha serait-il destiné à créer l’illusion d’un investissement personnel ? On pourrait alors imaginer que l’abandon du je dans La barbière et ensuite dans Mira corresponde à une mise à distance, une libération.
Or l’écart est plus général et correspond peut-être davantage à un changement de régime. Passer au conte ouvre les frontières, autorise la fantaisie voire la fantasmagorie. Que Lamarche soit disponible, ouverte au fantasme, chacun de ses écrits le suggère. Parfois sous la forme d’une simple insinuation, un gauchissement soudain de la perspective, un signe peut-être infime comme la couleur de pommes, la résonance insolite d’un rossignol mécanique, le souffle d’une roue de vélo sur le chemin qui longe la rivière, la combustion d’un sucre qui caramélise amoureusement…
D’élévation en amplification, le choix s’affirme. Le récit s’ouvre alors comme un cri, rire ou alarme, peu importe la différence car la frontière entre les deux est poreuse. L’auteure installe et développe alors le concept du jeu. Calcul, exercice intellectuel par excellence, comme le requièrent les échecs, ou l’affrontement du hasard et la précarité. Mais tout n’est-il pas prévu ? Que conditionne la toute présence, combattue ou non, de la mort ?
Demeure la fascination pour la domination-soumission, qui imprègne, on peut l’affirmer, la quasi-totalité de l’œuvre de Caroline Lamarche, jusqu’aux derniers textes publiés à ce jour. Ainsi, cette relation encore évidente dans La Barbière et qui s’en dégage dans les suites qui composent Mira. Sans aller jusqu’à évoquer une inversion des pôles, ce qui serait tentant à la lecture des deux récits suivants, on ne peut que constater un renversement de pouvoir. Selon Lamarche, cette modalité du lien a totalement cessé de l’intéresser : « J’en suis sortie. Je suis sortie d’une forme de « soumission », par l’écriture. Même si je l’ai traitée par l’ironie, en subvertissant les clichés dans Carnets… ou par le conte débridé de La Barbière, ce n’est plus mon lieu, il ne me fascine plus. Les personnalités dominatrices ne me subjuguent plus. »
C’est sa conception du rôle de la femme qui, désormais, a changé. Hors littérature, mais aussi dedans, bien évidemment. Ses derniers livres l’on menée ailleurs. « Mira comme la narratrice de La mémoire de l’air ont beaucoup d’ironie et de distance tout en étant au cœur des choses et en abordant des sujets graves : la mort du frère, le viol, la menace de suicide, la guerre des sexes, évidemment. Cela me plaît, cette liberté, cette manière « dégagée » d’exister, désormais. La peur de ne plus séduire n’est pas un problème… »
L’érotisme lié à la mort
Qu’il s’agisse d’érotisme ou non, l’ensemble des évocations tend souvent vers la dramatisation, teintée d’ironie peut-être. Il est vrai que pour Caroline Lamarche, la mort est toujours présente en arrière-fond, dit-elle : « … pour une raison personnelle, familiale, intime, qui m’accompagne tous les jours de ma vie. Bataille dit à propos de l’érotisme qu’il est toujours lié à la mort. Certains livres que j’ai écrits sont une manière pour moi de déplacer la violence. Je n’exclus pas d’avoir, dans ma vie, projeté cette violence intérieure dans certaines relations, d’avoir rencontré mes pairs en violence. »
Plutôt que la fascination pour la mort, ce qui domine dans les livres et dans les déclarations de Caroline Lamarche, c’est sa fascination pour l’amour ou pour l’amitié amoureuse, pour le mélange d’estime, d’admiration, de plaisir d’être avec l’autre, cette joie tout simplement. « Tout lien a une composante érotique cachée. Et l’intelligence et la curiosité sont toujours érotiques, à n’importe quel âge, et entre générations parfois distantes, dans un brassage souvent inattendu. Cela met en branle les forces vitales, le renouvellement de la personne. » Et d’ajouter que les femmes lui semblent de plus en plus belles et que sa solidarité avec elles se développe constamment. À les observer, elle constate que malgré une égalité apparente, les choses sont tout aussi dures, voire plus dures qu’autrefois, et que leur invisibilité, même dans le domaine de la culture et des arts, est préoccupante. L’occupation du terrain est toujours le fait des hommes. Cette inégalité entre les femmes et les hommes serait peut-être encore plus grande à partir d’un certain âge, les femmes se retrouvant plus précarisées.
Une expérience constamment renouvelée
Toujours en devenir, Caroline Lamarche vit l’écriture comme un laboratoire, « un terrain d’expérimentation, une recherche qui s’apparente davantage à la démarche des plasticiens ou des chorégraphes, qu’à la création littéraire qui est tributaire, en France du moins, d’une tradition vraiment lourde… ». Elle veut, à chacun de ses livres, se sentir vraiment libre et choisir un dispositif différent. Qu’il s’agisse du point de vue, du ton, du genre de récit. Très sollicitée par des événements actuels, elle prend part à la vie sociétale et en nourrit sa réflexion. Il lui plairait d’ailleurs, mais elle ne sait pas si elle en est capable, de faire toute autre chose, un roman à suspense, par exemple, une saga familiale, ou encore s’emparer d’un personnage historique : « C’est chaque fois un défi, le défi de la « fiction », de l’écart avec le réel, et chez moi, le dispositif change souvent, ce qui brouille mon image, déroute mes lecteurs et parfois mes éditeurs… » Contrairement à bien des auteurs de langue française, elle pratique cette variété qui n’effraie pas les éditeurs anglo-saxons, allemands, flamands et autres, elle choisit de ne pas correspondre à un genre, mais d’en courir plusieurs à la fois et de ne savoir jamais d’avance où elle sera au livre suivant. Le livre, l’écrit est un espace de liberté. Cette pluralité de formes possibles, elle la fait sienne, toujours proche du poème sans doute, mais aussi de la diversité des travaux qu’on lui commande[1] – part méconnue mais non négligeable de son travail. Ce qui n’exclut nullement, au contraire, la rencontre et même le désir de sujets difficiles à traiter. Cette confrontation avec l’écriture à cru, oserait-on avancer, s’est d’abord mise en branle dans les écrits qualifiés et qualifiables d’érotiques, peut-être laboratoires premiers ou d’excellence. Quel qu’en soit le sort aujourd’hui, il en demeure le meilleur, un style parfaitement identifiable.
« Pour la femme qui raconte, c’est la mobilité de son existence, sa subversion sans tapage qui lui permettent d’être comme l’oiseau : tantôt en vol, tantôt se posant pour chanter. Une manière d’être à la fois libre et précaire, illustrée par autant d’épisodes qui font de l’ambivalence amoureuse – de ses ruses, de ses accidents – l’échiquier même du jeu qu’est sa vie. » (note d’intention pour un livre à venir)
Jeannine Paque
Références :
La nuit l’après-midi, Spengler, 1995, rééd. Minuit, 1998.
Carnets d’une soumise de province, Gallimard, 2004.
La Barbière, Les Impressions nouvelles, 2007.
La chienne de Naha, Gallimard, 2012.
Mira, Les Impressions nouvelles, 2013.
[1] Cf. exemple : « The house of opportunity », texte pour le catalogue de l’exposition Michael Borremans, Bozar, 2014 ; « Printemps furieux» et autres textes, sur des gravures de Max Klinger, dans L’Ombilic du rêve, catalogue de l’exposition, sous la direction de Sofiane Laghouati, La Lettre Volée/Musée royal de Mariemont, 2014 ; « Mettre bas », dans Berlinde De Bruyckere, Fonds Mercator, 2014 ; «L’au-delà des Big Data, rencontre avec Vincent Blondel », dans Géodésiques, dix rencontres entre science et littérature, L’Arbre de Diane, 2015 ; « Une œuvre, une seule », dans «The space between the notes», Bozar, 2015.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 187 (2015)