Au cœur du pays de Verhaeren

Des lueurs du fleuve à la lumière de la peinture. Émile Verhaeren et les siens, volume composé par Marc Quaghebeur et Christophe Meurée, Bruxelles, Archives & Musée de la Littérature, 2016, 148 p.   ISBN : 978-2-87168-078-9

verhaeren aml.jpgOn n’imagine pas Verhaeren sans l’Escaut, qui a marqué sa sensibilité, imprégné sa poésie. Et l’on s’accorde d’emblée au titre de l’exposition qui célèbre, au Musée des Beaux-Arts de Tournai, le grand écrivain, mort tragiquement en gare de Rouen voici cent ans : Lumières de l’Escaut, Lumière des Arts.

Un livre épouse et prolonge l’exposition : Des lueurs du fleuve à la lumière de la peinture. Émile Verhaeren et les siens.

Il s’ouvre par des odes du poète à son fleuve bien-aimé : «  Les plus belles idées / Qui réchauffent mon front, / Tu me les as données : / Ce qu’est l’espace immense et l’horizon profond, / Ce qu’est le temps et ses heures bien mesurées, / Au va-et-vient de tes marées, / Je l’ai appris par ta grandeur. […] Escaut, / Sauvage et bel Escaut, / Tout l’incendie / De ma jeunesse endurante et brandie, / Tu l’as épanoui. »

Après le chant lyrique et fervent, on découvre les réflexions et avis critiques de Verhaeren sur de grandes œuvres littéraires. « Ce qui m’intéresse le plus chez Shakespeare c’est que son art est plein de défauts et que je l’aime pourtant plus que tout autre art. » Ses échanges avec des écrivains, tel Mallarmé, à ses yeux « le plus grand des poètes vivants », qui s’enthousiasme à la lecture des Débâcles (1889) : « ce qui tient du miracle en ce livre, et en vous, c’est une invention perpétuelle du vers qui ne se fige, jamais ! » Tandis que Paul Léautaud, à propos de la pièce Hélène de Sparte (1912), note avec la perspicacité ironique que nous lui connaissons : « Ce que fut Constantin Meunier en sculpture, on pourrait dire que M. Verhaeren l’est en poésie, et sans doute cela est-il parfois un peu fruste pour nos yeux et pour nos oreilles habitués à plus de finesse, – une finesse qui n’est d’ailleurs souvent que de la fadeur ». Et Rémy de Gourmont d’insister : « Il est rude, violent, maladroit. Occupé depuis vingt ans à forger un outil étrange et magique ».

Étrange et magique… Marc Quaghebeur, dans son introduction, s’arrête sur la manière dont Verhaeren a renouvelé de l’intérieur la langue française : « il y fait entrer une autre Histoire que celle de la France et l’assume sans complexe. Ainsi contribue-t-il directement à l’invention des singularités du champ littéraire francophone belge. C’est à lui que se réfère, en 1924, le jeune Henri Michaux, à l’heure de prendre ses marques. »

Le chapitre Fiers éclairs de la passion débute par une lettre à Marthe, « ma douce âme », écrite au soir d’une journée d’octobre 1889 à Paris où il est allé voir ses amis Rodin, Mallarmé, Signac, Seurat. Se méfiant des joliesses de style et des fleurs de rhétorique, il confie à l’aimée : « J’en reviens toujours à cet amour d’enfants, à cette unique joie nue et naïve ». Il l’engage à travailler d’arrache-pied pour atteindre à un art profond, d’une grande intensité : « Comme je serais heureux et pourquoi ne pas le dire ? comme je serais fier si un jour vous faisiez : une œuvre. »

Passion aussi dans ses écrits sur l’art. Variés, toujours personnels, conjuguant plume vive et regard pénétrant.

Un écho des temps orageux où une toile de Manet avait ameuté autour d’elle, aux Salons de Bruxelles, d’Anvers et de Gand, « toute l’ignorance et la raillerie publique ».

Des pages inspirées sur la lumière qui rayonne des tableaux de Rembrandt, « une lumière de pensée et d’imagination », qui ordonne leur composition. Sur « l’ode formidable à la joie » qu’est, d’un bout à l’autre, l’œuvre de Rubens. Ou encore, lors d’une exposition de Seurat à Paris, en 1900, sur l’avènement d’un très grand paysagiste en qui s’incarnent « la nouveauté la plus nette, la vision la plus sûre et la plus heureuse ».

Avec une escale dédiée au Flamboyant James Ensor, qu’on s’obstine à ranger parmi les élèves de Manet. « Rien n’est plus faux », tranche Verhaeren. Alors que Manet « pense autant et plus encore qu’il ne voit », Ensor « n’est purement qu’un peintre. Il voit d’abord. […] On dirait qu’Ensor écoute la couleur ».

S’ajoutent des impressions d’autres horizons, d’Angleterre notamment. Quelques textes écrits sous les Ailes rouges de la guerre : « ce que la paix n’avait pu faire, la guerre le fit et désormais l’esprit belge est né dans la douleur et dans les larmes ».

Bellement illustré de portraits du poète par Théo Van Rysselberghe, Constant Montald, James Ensor, Armand Rassenfosse, Marthe Massin, sa compagne, de tableaux de Willy Finch, Jan Toorop, Émile Claus…, ce livre, qui éclaire les formes, les couleurs, les musiques d’une œuvre, rend sensible la présence d’un caractère et d’un cœur, s’achève magnifiquement par le poème « Un soir » (Les forces tumultueuses, 1902) qui a la résonance d’un testament : « Celui qui me lira dans les siècles, un soir […] Qu’il sache, avec quel violent élan, ma joie / S’est, à travers les cris, les révoltes, les pleurs, / Ruée au combat fier et mâle des douleurs, / Pour en tirer l’amour, comme on conquiert sa proie. […] Il faut aimer, pour découvrir avec génie. »

Francine Ghysen