Ghislain COTTON
La triangulation est une pratique qui consiste à établir, à partir de deux points connus, le point de convergence de leurs projections respectives. C’est la technique utilisée par les malfaisants durant la guerre pour repérer des émetteurs clandestins aussi bien que par les astronomes antiques pour calculer la distance des astres.
En plomberie, un mitigeur est l’engin qui permet d’obtenir la meilleure température de l’eau à partir de deux sources différentes. La philosophie aussi a ses «triangulateurs» et autres mitigeurs. On imagine ainsi, par exemple, les merveilles produites à partir d’une connexion entre Épicure et Socrate. Dans sa Petite plomberie spirituelle, philosophique et politique, Pierre Ansay, expert en matière de raccords biconiques à usage philosophique, nous ouvre aussi le robinet du vrai bonheur, celui de la paix de l’âme, en connectant à travers quatre cents ans le grand mystique rhénan « déviationniste » du XIIIe siècle, Maître Eckhart (qui échappa de justesse aux bûchers de l’Inquisition) avec un penseur tout aussi admirablement non-conformiste, Baruch Spinoza, né en 1632 à Amsterdam.
De la part de l’homme qui a pu écrire entre autres ouvrages Gaston Lagaffe philosophe, on ne pouvait que s’attendre à une nourriture substantielle et roborative, mais hautement digestive car exempte de cuistrerie corporatiste et autres colorants artificiels. Il prouve aussi que l’humour est un excipient efficace et un exhausteur de goût très bio. Le propos est toutefois fondamental. Son maître mot : le détachement. On ne va pas tenter ici de condenser et donc de dénaturer une pensée qui procède de nombreux trajets entre les écrits « des deux grands champions » (avec aussi quelques menus détours du côté de chez Nietzsche, ou encore de philosophes plus proches de nous comme Wittgenstein). Au moins faut-il éclairer les intentions de l’auteur : « Ce qui me détermine à faire plateau avec eux, c’est la dimension pratique de leur cheminement : non pas seulement mieux comprendre, mieux interpréter, mais transformer sa vie pour construire pour soi, sans vouloir l’imposer aux autres, je lâche le maître mot de ce livre, une éthique des jours ouvrables pour le chemin du détachement. »
Encore faut-il s’entendre – et tout est là – sur la portée de ce mot qui prend vraiment sens et légitimité opérationnelle dans le résultat précis de la plomberie et du raccord envisagé. Si le détachement est le rejet de tout ce qui est futile et asservissement – ce dont notre monde actuel n’est pas avare – il importe de ne pas se laisser prendre aux pièges que nous tendent les «sagesses» de bazar. Notons au passage que les références à Dieu (ou dieu), même avec des nuances notables entre le mystique et le panthéiste, concernent davantage une instance philosophique qu’une image paternelle susceptible de sentiments. « Dieu est exempt de passions et nul affect de joie ou de Tristesse ne l’affecte (…) Dieu à proprement parler, n’aime personne et ne hait personne. » (Spinoza) Il serait, en somme, l’absolu du détachement. (N’y aurait-il pas là matière à une plomberie avec les philosophies orientales ?). Ce qui fait dire à l’auteur que « Dieu est une poêle Téfal » et professer avec Maître Eckhart l’inutilité de la prière. Cela dit, comment parvenir au vrai détachement qui apporte la paix de l’âme et nous fait approcher de cet absolu que l’on peut considérer comme divin ou simplement philosophique ? Pierre Ansay procède par questions successives pour affiner cette notion et signifier – entre autres propriétés – que le détachement n’est en rien repli sur soi, résignation ou soumission, mais au contraire harmonie avec l’autre et le monde, qu’il est humble et ne cherche pas en lui-même sa propre récompense (ce qui serait une autre forme de futilité), que certains attachements peuvent aussi y conduire, que les consolations du corps et le plaisir ne lui sont pas fatales à condition de n’être pas une obsession ou un but en soi. L’auteur explore aussi, à la lumière de ses deux sources, des concepts comme le triple degré de la connaissance ou le rapport de l’homme intérieur à l’homme extérieur. On notera encore, avec intérêt et bonheur, ce rôle salubre de l’humour qui « est une pratique de détachement, complexe et humainement fort riche, accessible à beaucoup d’entre nous. C’est une manière existentielle, non pas de refouler l’émotion, mais de la traiter par la mise à distance, d’en maîtriser l’impulsivité ». Dont acte.
- Pierre ANSAY, Petite plomberie spirituelle, philosophique et politique – se détacher avec Spinoza et Maître Eckhart, Mons, Couleur livres, 2014, 136 p., 14 €