Une lecture jouissive

Un coup de coeur du Carnet

Gérard MANS, Poche de noir, Bruxelles, maelstrÖm, 2015, 280 p., 16 €

mans_paqueC’est un vrai plaisir que procure ce premier roman de Gérard Mans, romaniste, critique d’art, bibliothécaire et enseignant. Un plaisir total, celui qu’on éprouve (encore) à lire une histoire passionnante, celui plus subtil qui vous envahit lorsque vous êtes sûr de rencontrer la littérature à l’œuvre, là, offerte à votre sensibilité, à votre sens esthétique. Et plus encore si elle s’adresse comme ici, discrètement à votre goût de l’humour. Serait-il de préférence noir, cet humour ?

Sans aucun doute. Noir comme l’est la poche d’encre du poulpe ou de la pieuvre, céphalopodes avec lesquels nous allons rapidement nous familiariser. Noir comme le labyrinthe où nous tentons de suivre le personnage le plus singulier, Raymond Vidal, auquel nous reviendrons. Noir comme le réel de la vie et ses intrigues comparé aux rêves d’une jeune fille. Noir comme l’écran vide du livre à écrire pour le chercheur en panne d’inspiration. Noir comme le dessous des affaires louches qui se trament dans les marges. Noir (et blanc) comme la seule image que l’on ait conservée d’une première version disparue du panneau central du triptyque de Matthieu, du peintre Caravage, que l’on peut admirer dans l’église de Saint-Louis  des Français à Rome, laquelle image est reproduite en première de couverture du présent volume. Noir enfin comme l’annonce le titre particulièrement allusif du roman, Poche de noir. De même que certains mollusques libèrent tout à coup d’une poche secrète une substance mystérieuse, capable de transformer l’environnement immédiat ou même d’en révéler un aspect nouveau, on peut croire qu’une réflexion profonde et peut-être longtemps retenue a libéré un roman, tout aussi surprenant.  Pas banale en effet, cette histoire complexe à plusieurs entrées. Il s’agit d’une quête, livrée en fragments. Il y a bien recherche d’homme. Raymond Vidal, docteur en zoologie, puis conservateur, ensuite rétrogradé au rang de simple gardien de musée au Palais de la mer, en Charente-Maritime, a quitté son poste, s’est mis à divaguer et puis a disparu. On le retrouve mort, écrasé par un compactus, bibliothèque à rayons contractables, en Croatie. S’il y a recherche d’homme, puis énigme quant à son décès, il y a enquête et donc détective. Mais s’il est noir, poétiquement noir, ce roman n’est pas un polar. Une autre quête est programmée, celle d’une œuvre refusée en l’an 1601 par les commanditaires ecclésiastiques et qui de collection particulière en collection muséale aurait finalement été hébergée dans un musée de Berlin, évacuée et puis disparue à la fin de la seconde guerre mondiale, sans laisser de trace, à l’exception d’une reproduction ancienne, datant d’une époque où l’impression en couleurs n’existait pas encore. D’autres cheminements croisent ces deux-là, celui d’un historien d’art milanais qui précisément travaille sur le Caravage ou d’une jeune femme romaine qui a l’habitude de prier saint Matthieu quand elle doit se prêter à des marchandages physiques ou à des fréquentations interlopes dans les milieux de la drogue et/ou de la banque.

Mais il ne faut pas raconter cette histoire alors qu’elle se construit progressivement et qu’on n’en découvre les méandres que peu à peu. Le premier narrateur, le premier je  explicite en tout cas, est un historien d’art, Occhipinti, de son prénom Matteo (précisément). Mais il cède bientôt la parole à d’autres qui apportent chacun une pierre différente à l’édifice. Il y a bien un fil conducteur. Au lecteur de le saisir et de se lancer sur les pas d’un homme ou d’un récit en cavale. Le romancier se dévoile quelque peu lorsqu’il s’interroge sur la cohérence des choses, ce que certains de ses personnages peinent à trouver et même à nommer : des « jointures », « raccordements », « jonctions ». La tentation est grande en effet de contourner l’obstacle, de reculer devant l’effort, de « prendre la tangente » : une expression qui revient plusieurs fois dans le texte. C’est bien cette possible échappée qui donne tout son piquant au récit qui ne se laisse nullement arrêter par ces irruptions aussi anecdotiques que délirantes. S’il fait mine de s’éclipser comme le poulpe dans son encre, par effet d’homochromie, il tire aussi parti de ce brouillard, de tout ce noir qui finalement lui donne une forme en creux, comme fait le noyau du fruit.

Le zigzag, parfois le détour, la tangente relèvent d’une maîtrise narrative peu commune et de ce que l’auteur, s’inspirant d’un philosophe italien, appelle une « poétique de l’hésitation ».

Ne serait-ce qu’une histoire à écrire, elle naît d’une attirance irrésistible vers l’autre, un autre différent, singulier. D’un désir d’humanité qui engendre l’écriture… et le mot de la fin :

Car l’écriture est l’issue de l’impasse où elle mène.

Jeannine Paque

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