Pierre MALHERBE
Dans Oldies (Galilée, 2012), Ivan Alechine était remonté à la source de ses années d’enfance, à Sauvagemont en Brabant wallon, puis nous avait entraînés à sa suite dans un voyage souvent tumultueux, celui de son adolescence et de son entrée dans un monde adulte où il peinait à trouver sa place. Proche par ses parents, Pierre et Micky Alechinsky, de toute une communauté intellectuelle et artistique extrêmement vivifiante, curieuse de tout, Ivan Alechine a raconté dans Oldies combien il lui avait été difficile de prendre ses propres marques. Tardivement, il s’était aperçu qu’il lui fallait absolument aborder un nouveau continent, un territoire mental et émotionnel qui lui appartienne en propre, où il allait lui aussi pouvoir expérimenter, tracer des lignes, dessiner des cercles, danser et sautiller autour d’un feu central, sans crainte de lâcher des mains.
Le trésor de la Sierra Madre
Le nouveau livre d’Alechine, Trébuchet, dresse l’itinéraire qu’il a emprunté sur ce continent enfin trouvé, au Mexique, un pays qu’il connaît bien pour y résider en grande partie depuis une trentaine d’années. Toujours muni d’un appareil photographique et de carnets de notes, il n’a cessé d’arpenter les terres sèches, arides, et d’une grande pauvreté où habitent certaines communautés d’Indiens Huichols, principalement dans l’État de Jalisco. Alechine n’a pas manqué de songer évidemment au toujours mystérieux écrivain allemand B. Traven, l’auteur du Trésor de la Sierra Madre, dont John Huston tira un film prenant, avec Humphrey Bogart, en 1948. Mais si les territoires dans lesquels il pénètre sont presque inaccessibles et encore dangereux, violents pour les non-initiés, et pour les Blancs en particulier, Alechine a en lui-même deux boussoles mentales.
Marcel Duchamp tout d’abord, qui donne son titre au livre : « Trébuchet, portemanteau fixé au parquet, ready-made. » Avec Duchamp, Alechine joue virtuellement aux échecs, ouvre la fameuse Boîte verte à secrets du Grand Verre, et établit des parallèles en fonction de la notion d’ « infra mince » qu’appliqua Duchamp à sa relation au monde, aux êtres humains, aux objets.
La deuxième boussole d’Alechine est Robert Mowry Zingg (1900-1957), qui fut ethnographe, anthropologue, photographe, et qui s’installa en 1934 dans le village de Tuxpan de Bolanos, au sein d’une communauté Huichol, afin d’en observer les rituels et traditions chamaniques. Plusieurs de ses études, notamment sur l’usage du peyotl, et sur les cycles naturels liés au culte des ancêtres, ont été publiées dans un ouvrage qui fait référence aujourd’hui, Huichol Mythology.
Somnambulisme agissant
Le récit d’Ivan Alechine n’est pas à proprement parler un ouvrage d’ethnographie, même si ses descriptions de certaines pratiques et croyances des indiens Huichols s’en approchent, avec une merveilleuse précision dans la captation des choses. Il n’est pas non plus un récit autobiographique stricto sensu, alors que l’auteur, qui se définit joliment comme « un somnambule » (et le somnambulisme n’empêche pas d’agir, précise-t-il), ne cesse de faire des observations en aller-retour sur ce qui se passe entre lui, ses émotions, et les Huichols qu’il côtoie. Ce n’est pas non plus un traité politique sur l’état du monde aujourd’hui, bien qu’Alechine nous en dise long, à coups d’inventaires et de listes de produits commerciaux, sur les déséquilibres entre « authenticité » et « mondialisation », extrême pauvreté et consumérisme, qui affectent les populations Huichols comme bien d’autres ailleurs un peu partout sur la planète. Et cependant, Trébuchet est un peu tout cela à la fois, porté par une écriture d’une intense poésie, attentif au rythme, à l’élan, à l’essoufflement physique également qui gagne l’auteur dans sa quête et manque parfois de l’épuiser définitivement.
Le voyant mexicain
Marchant sur les traces de Zingg, comme on chercherait cet hypothétique Trésor de la Sierra Madre, Alechine retrouve des descendants de ceux que Zingg rencontra. Il ouvre les valises avec le chaman du village, cet autre Duchamp, qui en tire « tout le nécessaire pour communiquer avec les divinités, des objets fabriqués à partir d’un rien choisi dans la nature, des objets propres aux manipulations mentales ». Et surtout, il observe. Certaines de ces descriptions – on pense notamment à cette scène où de petites filles jouent simplement ensemble au ballon – sont de véritables objets poétiques, descendus d’on ne sait où, s’ils ne sont issus d’une sensibilité extrême, celle que réserve le Dieu Soleil du Mexique aux émules du Voyant, Rimbaud de Charleville.
Ivan ALECHINE, Trébuchet, Paris, Galilée, 2015, 144 p., 17 €
♦ Lire un extrait de Trébuchet proposé par les éditions Galilée