Comment devient-on un tueur?

Un coup de coeur du Carnet

Damien DESAMORY,  La vie en ville,  Namur, Diagonale, 2015, 316 p., 17 €/ epub : 9,99 €

desamory_cottonPremier roman du trentenaire bruxellois Damien Desamory, La vie en ville est aussi le premier ouvrage publié par la toute jeune maison d’édition Dialogue, vouée à la découverte de nouveaux talents littéraires. Un choix largement justifié par un ton et un style à la fois simple, imagé, personnel et marqué par un humour subtil. Contemporain aussi, comme le suggère le caractère urbain de ce récit peu à peu happé par l’angoisse et la violence. Au départ, rien ne laisse pourtant présager la tempête qui va se lever au cœur de la ville. Comme Desamory lui-même, Antal, le narrateur, est réceptionniste dans un hôtel. Un établissement bruxellois « bas de gamme du haut de gamme » où il officie la nuit. Lui, c’est un glandeur sympathique, tombé d’une scolarité hasardeuse dans un épisode « junkie » dont il a réussi à s’évader. Quant à ses ambitions littéraires, elles patinent dans des amorces de romans réduits à leur échafaudage. Bref, c’est un jeune homme sans histoires jusqu’au jour où il reçoit dans son hôtel la visite de Ferran, un vieux copain d’école, de frasques et de dope, qu’il croyait éjecté de sa vie. Whisky pour deux, alors qu’improbable professeur de religion à temps partiel et combinard à temps plein, Ferran annonce qu’il a acheté des parts dans un bar en passe de s’ouvrir. Un peu plus tard, Ferran invite Antal dans ce Bonnefooi de la rue des Pierres pour y rencontrer ses associés. Deux patibulaires à la cordialité suspecte qui l’entretiennent sur un « petit service » à leur rendre. Une chose en rapport avec son boulot de réceptionniste, mais rien que d’apparemment très anodin. Avec, à la clé, un gain pour lui de deux mille euros. Un montant coquet pour le simple travail de laisser une porte ouverte… De quoi accéder au toit de l’hôtel qui n’est pas lui-même la cible du cambriolage vaguement évoqué par les deux malfrats.

En acceptant l’aubaine de ce pactole véreux, l’impécunieux Antal s’inquiète quelque peu, mais n’imagine encore rien de la spirale de violence inouïe dans laquelle il s’engage et qui, bien malgré lui, métamorphosera en tueur forcené le jeune homme sans malice qui se contentait de baguenauder dans la vie en trimballant ses velléités littéraires.

Voilà pour le canevas qui pourrait relever des standards du roman noir, mais La vie en ville a d’autres atouts pour séduire. En plus d’une progression futée dont la structure multiplie les rejets dans le temps en renforçant ainsi l’efficacité et le suspense – progression dans l’angoisse et dans la sujétion qui, du reste, n’est pas sans résonance avec le titre et avec l’époque –, il faut évoquer aussi cet apport majeur à la tension constitué par l’irruption, au fil du récit, de menus événements étranges et contrariants qui apparaissent comme d’obscures menaces ou les coups de semonce d’un destin pourri. Comme cette découverte par Antal d’un os d’oiseau ensanglanté sur le seuil de sa porte ou le sabotage inexpliqué de son vélo. Mais au-delà du polar (qui, sous-titré Une nuit, un tigre, inaugure en fait une trilogie), ce sont bien le ton et la qualité d’un imaginaire à la fois farfelu et familier qui enchantent ce conte urbain.  Avec un penchant inné de l’auteur pour une autodérision placide et pour une observation pointue des choses les plus quotidiennes et les plus modestes de la vie, mais toujours assorti avec un fond de fatalisme bienveillant – et quasi britannique – qui en attise la force comique. Ainsi le récit de la réparation d’un frein de vélo n’aurait pas détonné sous la plume d’un Jerome K. Jerome. On marquera aussi d’une icône souriante les escales successives dans  divers hôpitaux bruxellois et l’accueil qu’ils réservent  à un Antal fort inquiet de savoir s’il a ou non chopé des chlamydes lors d’une lointaine coucherie avec une porteuse de ces petites saloperies bactériennes. Ou encore la visite à sa famille, accompagné d’une brésilienne (non pas une beauté exotique, mais la pâtisserie aux noisettes) qui, pour des raisons mystérieuses, susceptibles de convoquer Proust et Freud, provoque un claquage de porte inopiné.

Mais à travers l’humour désinvolte, le scénario catastrophe et l’enchaînement de fatalités qui, quelque part, relève de la tragédie antique et du polar à la Dashiell Hammett, on ressent tout le malaise d’une génération qui a quelque difficulté à trouver sa voie et son équilibre dans un monde incertain, peu favorable à son épanouissement et où prévalent la violence et le chacun pour soi.

Ghislain COTTON

♦ Écoutez Damien Desamory au micro d’Edmond Morrel sur espace-livres.be :

♦ Écoutez Pascaline David et Ann-Gaëlle Dumont, éditrices de Damien Desamory chez Diagonale, au micro d’Edmond Morrel sur espace-livres.be :