Le spectacle de la culture n’est pas la culture

Francine GHYSEN

dapoz_ghysenQui en eût douté ? Sous le titre serein La capitale de la culture, c’est un pamphlet que nous livre Jacques Dapoz. Écrit à l’encre noire, sarcastique, avec des flambées d’un rouge moqueur, qui ne craint pas l’outrance, et même, parfois, s’en réclame.

D’entrée de jeu, il nous entraîne dans un tour de la place du marché, au cœur de la capitale de la culture, dont les nombreuses échoppes nous réservent autant de surprises. Voyez plutôt. Le marchand de fromages s’appelle Jean Dubuffet. « Cela s’écrit comme Jean Dubuffet : l’autre. » Le marchand de légumes, Denis Diderot. « Cela s’écrit comme Denis Diderot : l’autre. » Un peu plus loin, un dénommé Michel Houellebecq, le visage hilare, vend ses livres de grand dépressif et des poulets rôtis. Ici, on rencontre la crémière Simone de Beauvoir. Là, le marchand de boudin (blanc, uniquement), Victor Hugo.

Plus inquiétant apparaît le serrurier Jacques Lacan, qui « possède et vend toutes les clés de l’histoire de la serrurerie. Mais les gens ont une peur bleue de lui, car on sait qu’il est capable d’ouvrir toutes les portes et les plus impénétrables des coffres-forts. » Tandis que, dans un café où même les anarchistes radicaux hésitent à s’égarer, un certain Achille Chavée, à l’évidence peu fréquentable, exalte son monde avec « des poèmes d’engagement dans telle Brigade internationale d’une hypothétique guerre d’Espagne à venir. »

Heureusement (si l’on peut dire !), le département de la Sécurité culturelle nous protège des dérives de la pensée. Ne craignons ni vents contraires ni houles subversives : la capitale de la culture n’est pas celle de toutes les cultures. Il convient d’ignorer les formes, les voix autres que celles reconnues par les élites culturelles, elles-mêmes contrôlées par le monde politique. Vous savez bien : « filtrage, allégeance, budgets, subventions, remerciements. Les banques achèvent la besogne. » Ou comment assurer le triomphe d’une culture « hiérarchique et normalisatrice », alors qu’elle se devrait d’être émancipatrice. Une culture « dominante, unifiante, lénifiante, globalisante, totalisante ».

Et l’auteur de souligner, à grands traits vengeurs, les effets dévastateurs d’une globalisation stylistique qui atteint et ravage tous les domaines de la création. D’en appeler à un dérangement résolu des idées reçues touchant la culture. À un (r)éveil de l’esprit critique, s’affranchissant des visions directrices, des schémas tout tracés. Haro sur « les autoroutes de la culture » ! Vive les chemins de traverse, les démarches dissidentes qui empêchent de penser en rond ; la diversité culturelle, synonyme de liberté.

Voici plus de cinquante ans, Claude Lévi-Strauss, déjà, nous avertissait : « L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. » Jacques Dapoz ironise sur l’actuelle philosophie de pacotille qui a pour credo : « Être visible pour exister ». Et martèle : « Non, le spectacle de la culture n’est pas la culture. Non, le spectacle du monde n’est pas le monde. » Il est urgent de refuser « la culture comme support du commerce », c’est-à-dire « le commerce des émotions. » Encore un pas, et les nouveaux musées du XXIe siècle fonctionneront comme des centres commerciaux. Culture, art et business parleront la même langue. À quand le « shopping culturel », allant de pair avec le marketing politique ?

Dans le tableau de notre bel aujourd’hui, il épingle l’omniprésence du « festif ». (« La fête est un must. La fête est à l’ordre du jour. ») Une consigne, en somme. N’y pas adhérer, c’est courir le risque de se retrouver hors-jeu. Disqualifié. Et pourtant, la célébration enthousiaste des festivités, de préférence spectaculaires, ne peut cacher l’âpre réalité quotidienne qu’affrontent nombre de gens.

Une conclusion ? « Nous sommes bel et bien entrés dans une civilisation de l’écran et, si possible, de l’écran géant. Écran numérique, écran de discours, écran de fumée.» D’où l’importance d’une éducation à la pensée critique, une éducation citoyenne, « populaire et non populiste ».

Jacques DAPOZ, La capitale de la culture, Cuesmes, Éditions du Cerisier, coll. « Place Publique », 2015, 112 p., 9 €