Un coup de coeur du Carnet
Christopher GÉRARD, Le Songe d’Empédocle, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Contemporains », 341 p., 20 €
En une quinzaine d’années, à force de manier une plume de haut empennage, Christopher Gérard s’est imposé comme un écrivain atypique, rétif à tout conditionnement et étranger aux logiques du prêt-à-consommer littéraire. En témoignent les chroniques tirées au cordeau, les entretiens menés avec habileté et les portraits finement ciselés dont il nourrit les tablettes de son blog Archaion ; son incontournable Aux Armes de Bruxelles, état des lieux raffiné de ses déambulations dans une capitale qu’il arpente en insatiable esthète et dont il connaît par cœur la géographie de surface comme occulte ; ou encore ses romans, qui bien que situés dans une chronologie tout actuelle, se déroulent dans une temporalité parallèle, peuplée de vampires en fin de cycle, de druides ne maniant plus guère la serpe qu’au fin fond de leurs forêts intérieures, d’héritiers d’une tradition cachée, pratiquant des cultes dont le sommeil n’est qu’apparent.
Bien sûr, une telle attitude – qui n’est en rien posture, l’homme étant trop discret, secret même, pour jouer aux poseurs – suppose envers ce monde une forme de tenue en respect qui ne se définit pas à l’horizontale (comme revendication de marginalité) mais s’affirme plutôt à la verticale (comme recherche d’élévation ou profondeur). L’anarque Gérard, à rebours des monolâtries religieuses ou doctrinales, échappe au flux du main stream en se fixant sa propre discipline. Adepte de la diététique de Lord Byron chère à Gabriel Matzneff, l’un de ses quelques maîtres à exister, le païen authentique laisse osciller son pendule entre whiskey pure malt et thé vert, en passant par un verre de chinon. C’est là sa manière de trouver le Nord de la civilisation dont il se revendique le tenant.
Voici que reparaît, douze ans après sa sortie initiale, et dans une version qualifiée de définitive, Le Songe d’Empédocle. Un titre hexamétrique, sur les spondées et les dactyles duquel plane une brume magique, et qui, voile de soie posé sur le marbre d’une colonne, caresse l’imaginaire.
Pourtant, la période dans laquelle nous sommes plongés n’est en rien apaisée. Immersion totale dans la fin d’un XXe siècle désorienté, à côté de ses pompes et donc moins uchronique que parachronique, aux allures de Kali Yuga – l’âge sombre selon la tradition védique. Au programme : « déclin des codes », « triomphe de l’autolâtrie infantile » et de l’individualisme hors-limite, relations interpersonnelles hypertendues, nivellement qui constitue la norme…
« Ballottés dans une agitation aussi permanente que stérile, les individus […] se voyaient sollicités sans répit, sommés d’assouvir dans l’instant les pulsions les plus grossières, les besoins les plus artificiels. Le règne de la marchandise faisait croître les conflits à un rythme intolérable pour instaurer un climat de guerre civile […]. L’afflux d’or facilitait le processus d’involution, permettant d’une part aux élites en place de justifier leur tyrannie, de l’autre aux éléments les plus dénués de goût d’imposer leurs lubies. »
On le constate, la non-fiction de Gérard permet de détailler la doublure peu reluisante des oripeaux dont se pare la modernité triomphante. Pour échapper à cet étouffoir spirituel, Padraig décide de reprendre le chemin menant aux sources de la sagesse perdue, de la force intérieure aussi. Le parcours initiatique qu’il entreprend, à travers l’enseignement de maîtres présents et passés, dans les rayons de labyrinthiques bibliothèques, vers les centres névralgiques de la vieille Europe (Brocéliande, Rome, Delphes) et les rives du Gange, transforme le jeune homme. Le pas ultime vers la gnose sera franchi avec l’entrée dans la Phratrie des Hellènes, où le novice renaît et se voit rebaptisé Oribase, du nom du médecin et confident de l’Empereur Julien…
Est-ce à dire qu’il faut avoir au préalable digéré les œuvres complètes des présocratiques ainsi que l’essentiel de Mircea Eliade, Georges Dumézil et Ernst Jünger pour prétendre pénétrer les arcanes disposés sous nos yeux ? Que nenni. Nul besoin, pour aborder ce territoire onirique, d’être un parfait érudit ès païennie ni d’être capable de lire la langue de Tacite dans le texte ; la vertu de curiosité et la volonté d’éveil suffiront. Alors, sur le chemin du mythe semper redivivus, Christopher Gérard vous emmènera dans ce parage où lui évolue, depuis la nuit de son temps, avec une élégance naturelle et une insolente intelligence : Ailleurs.
♦ Écoutez Christopher Gérard évoquant Le Songe d’Empédocle au micro d’Edmond Morrel, pour espace-livres.be