Faire sa fête à la fiction

Un coup de coeur du Carnet

Bernard QUIRINY, Histoires assassines, Paris, Rivages, 2015, 240 p., 18 €/ePub : 12,99 €

quiriny_marchalC’est un Quiriny sacrément en forme qui revient à la nouvelle, le format qui l’a fait connaître, et qui lui réussit si bien – même s’il est presque aussi juste de dire que Bernard Quiriny réussit bien à la nouvelle.

Ouvrons son quatrième recueil : un critique s’assigne la tâche d’assassiner un auteur par jour pendant un mois ; des universitaires suisses étudient une peuplade amazonienne qui voue son existence à creuser des trous dans le sol ; un homme découvre qu’il féconde les femmes à qui il fait l’amour en pensée. On y croise des papillons géants, des conférenciers frustrés, des écrivains qui n’écrivent pas, des objets qui se vengent des hommes, des pays séparés de leur capitale.

Dans « Bleuir d’amour », Quiriny prend une expression au pied de la lettre : la peau des amants se teint de bleu après l’acte charnel. Ceci posé, le conte tire toutes les conséquences, en apparences rationnelles, de ce point de départ absurde, ou motivé par le langage, c’est-à-dire stylistique. Car c’est dans le raffinement du style autant que dans l’inventivité des situations que se déploie le talent de conteur de Quiriny, son humour. Il a ce côté british : il faut que la farce soit énorme et qu’elle soit prononcée dans la plus pure langue d’un gentleman – cette conjonction donne vie au texte. Le scénario est fou, et la logique systématique de son organisation le rend plus fou encore. Alors, « on ne peut plus voir un myosotis ou un ciel sans penser à mal », tout ce qui est bleu devient sexuel : le sang bleu, la peur bleue, etc. Quiriny donne toute la mesure de son imagination et de son art dans la structure même du recueil. Certaines nouvelles, certains personnages reviennent et dessinent une trame à l’ensemble. On peut lire un texte pour ce qu’il nous raconte – une histoire dingue et raffinée – et on peut le lire pour ce qu’il nous rappelle d’autre dans le livre, pour l’écho décalé qu’il propose, pour la signification brutalement inattendue qu’il donne à trois contes lus précédemment. Quiriny a le génie de la note en bas de page qui retourne une nouvelle entière comme un gant. À l’inverse, il y a les contes qui se présentent comme un recueil de contes minutes, mis en abyme. Dans « Sévère mais juste », chaque meurtre est un délice narratif à la Max Aub, tout comme dans « Les choses ont la parole », où les objets, vicelards et retors, s’épanchent. « Je suis entré dans la famille voici soixante ans, et c’est peu dire que je leur ai pourri la vie », affirme le lit. « Grâce à moi, toute inspiration l’a quitté », se vante le stylo. Quiriny nous redonne la salutaire leçon de l’économie de la nouvelle, celle où le détail tue littéralement, où les incipit et excipit sont des minuscules bijoux de perfection.

Mais Quiriny est plus qu’un excellent artisan de la nouvelle : il étend les frontières de celle-ci. Dans « Correctifs », il se glisse dans la forme de l’erratum pour créer une suite de micro-nouvelles imparables. Ici, Quiriny expérimente le potentiel littéraire d’un type de texte a priori neutre, et le fonde en genre. Les errata rebondissent les uns sur les autres, s’annulent entre eux, on ne peut plus démêler le vrai du faux. Et tout son héritage – assumé avec jubilation – prend alors du sens : le masque du sérieux de Borges ; les conférences de Vila-Matas, où l’imposture est une nouvelle vérité ; les récits de voyages de Michaux. Histoires assassines est un livre dont le titre tient ses promesses. On y meurt beaucoup. Quant au lecteur, il en sort revigoré par la rythmique narrative. Échauffé par les clins d’œil littéraires, il enchainera avec les nouvelles de Melville, s’il ne part pas à la quête toute quirinyenne des livres d’Henri de Régnier dont il est question dans la nouvelle « Le buveur », car lire Quiriny enivre. Et si demain on découvrait que Bernard Quiriny avait consacré une biographie complète à un écrivain inventé par lui dans l’unique but d’annoncer et d’écrire une nouvelle parfaite dans le recueil qu’il publierait tout de suite après cette biographie ? Et si Enrique Vila-Matas disait vrai quand il affirmait que Bernard Quiriny n’existait pas, que c’était le pseudonyme qu’il avait utilisé pour signer les Contes carnivores ?