L’obsession du caché

Daniel LAROCHE

lacomblezVoici le 24e livre d’un poète… sans doute mieux connu comme artiste plasticien.

Né en 1934, nourri de littérature et de musique, Jacques Lacomblez se tourne tôt vers la peinture d’esprit surréaliste, crée en 1958 la revue Edda, publie son premier recueil en 1962. Profondément influencé par Novalis, Mallarmé, Breton, il ne cessera de traquer la part énigmatique de l’humain – comme en témoigne une nouvelle fois De dérive et d’instant : l’on retrouve ici, pour l’essentiel, les obsessions et paradoxes chers à l’auteur, en commençant par la prééminence du mouvement sur la stabilité, du fragmentaire sur l’unitaire, de l’inquiétant sur le rassurant. Le monde qu’esquisse cette poésie est un monde de passage, au double sens : il ne cesse d’évoluer, on ne cesse de le traverser – et ces bribes de paysage tiennent à la fois du rêve, du fantastique et du délire. Parmi les motifs privilégiés figure l’Eau, sous l’espèce du fleuve, du lac, de l’estuaire, mais surtout de la mer, à laquelle sont associées les images de la vague, du voilier, de l’amer, du naufrage. « La source peut tarir, l’eau reste inépuisable », rappelle une épigraphe en tête de volume. Un autre réseau insistant est celui de la Lumière, étroitement liée au Temps car il s’agit souvent de l’alternance nuit/jour, de l’aube et de l’aurore, parfois d’un feu ou d’un arc-en-ciel noir : comme l’eau et le temps, la lumière ne s’arrête jamais, elle s’écoule et se renouvèle indéfiniment, pareille au désir dont l’accomplissement est par nature éphémère.

La poésie de Lacomblez raconte la poursuite obstinée, mais toujours hasardeuse, de ce qui nous échappe irrémédiablement. Ainsi, « brouillard serré de cendrée », le silence en permanence menace la parole et le discours, tandis que l’oubli vient effacer les souvenirs et que le secret occulte l’un ou l’autre savoir. Ces trois formes de perte ou de privation sont évoquées de façon lancinante : « le silence héberge un archipel d’épaves », « dévêtue s’efface la parole », « je viens d’un pays perdu », « un vieux vélin hermétique »…  Sous le titre La Légende déchirée (p. 57-66) est évoquée une aventure collective dans laquelle on devine l’histoire subjective sinon rêvée du groupe surréaliste, à la limite du méconnaissable. En somme, le défi que s’assigne le poète consiste moins à clarifier un mystère donné qu’à produire un mystère nouveau : il s’agit de vivre délibérément dans le trouble, dans l’inexplicable, seule condition de nature à accueillir l’imprévu et l’invention…  Et pourtant, l’on s’aperçoit que ce trouble n’est pas infini. Le recueil de Lacomblez est émaillé de « je », de « tu » et de « nous » qui indiquent deux protagonistes : « j’ai traversé », « j’entends mon regard », « j’ai connu », « j’erre », « j’écris ». Fréquemment, le poète s’adresse à une personne où l’on discerne bientôt la femme aimée : « tes ailes de cristal », « la vague de ta peau », « ta voix, ton souffle », « dans tes yeux ». Ces deux personnages constituent dans la mouvance du monde des repères stables, contrebalançant ainsi une dérive qui paraissait incoercible.

Comme d’autres recueils antérieurs (l’on pense par exemple à Cité de mémoires, à Pour une phrase voilée), De dérive et d’instant s’appuie sur ce paradoxe véritablement structurel : d’une part un discours morcelé et sibyllin sur les au-delà du réel et de la raison – au point que certaines formulations peuvent sembler gratuites –, et d’autre part, dans les passages du type « monologue du poète », la présence discrète mais constante d’un couple aimant. Les images du désir (eau, lumière, temps) et de la perte (silence, oubli, secret) ne relèvent donc pas seulement d’une brumeuse cosmologie personnelle : elles sont également liées à la relation amoureuse, laquelle y gagne elle-même une dimension ésotérique. Voyons les dessins dont Michèle Grosjean a illustré De dérive et d’instant : avec une intuition révélatrice, l’artiste a choisi de donner priorité à la figure humaine, tantôt simple et tantôt double, mais toujours nébuleuse, déformée, parfois masquée, proche du baiser ou de l’accouplement, sans éluder l’ombre de la souffrance et de la mort. Or, le corps et le sexe sont peu présents dans les poèmes de Lacomblez, sinon sous une forme allusive. Le motif le plus fréquent est celui des veines, qui « enserrent les semences du feu », qui tantôt battent et tantôt sont inertes, reprises par analogie dans les veines du marbre ou du bois. En ce sens, M. Grosjean a fait œuvre subtile d’explicitation, mettant au jour un nœud de sens qui restait dans l’obscur du texte.

 Jacques LACOMBLEZ, De dérive et d’instant. Poèmes 2012-2014. Bruxelles, Quadri, 2015, 80 p.