Avec la langue…

Un coup de coeur du Carnet
Ghislain COTTON

horguelinVivant au XVIe siècle dans la région liégeoise, le révérend Dominicain Johannes Leo Placentius (dit Léon le Plaisant), à force sans doute de répéter qu’au commencement était le verbe, fut un des premiers praticiens connus du tautogramme, avec son Pugna porcorum (le « combat des cochons »). Cinq siècles plus tard,  avec Alphabétiques, le plaisant Thierry Horguelin, ludique militant et fin lettré, vivant lui aussi à Liège, quoique né à Montréal, inscrit aujourd’hui son nom dans cette tradition ancestrale comme dans le droit fil de l’Oulipo, cet Ouvroir de Littérature Potentielle, né en 1960 des œuvres de Raymond Queneau et François Le Lionnais.

Mais qu’est-ce donc que le tautogramme, membre à part entière de la grande famille des lipogrammes, palindromes et autres  hypertropes chers à Pérec, Roubaud, Fournel, Arnaud et bien d’autres ? Le tautogramme économise les initiales en utilisant la même pour tous les mots d’un texte. Exercice particulièrement ardu et acrobatique en français, qui, à l’opposé des langues agglutinantes, préfère le cantique polyphonique et analytique des chevilles prépositives. Dans Alphabétiques, Horguelin propose de jouer ainsi avec chaque lettre de l’alphabet au fil de vingt-six textes, sans même se dérober à l’épreuve du démoniaque quatuor caudal. Chacun de ces textes s’apparente plus ou moins au scénario d’« une lamentable histoire de drogue » où « A désire ardemment suborner B ; B proteste avec énergie ; C intervient et ratatine A. » Et dans la personne de Mathieu Labaye, c’est à nouveau un Liégois bien inspiré qui use de son  talent et de son imagination pour assortir ce voyage folâtre de nombreuses illustrations et montages joyeusement composites, tout en grisailles et en parfaite harmonie avec ces délires brindezingues. Pour présenter l’ouvrage, l’auteur sacrifie avec vaillance à l’alphabétisme, autre enfant d’Oulipo, avec un texte qui, cette fois, épuise dans l’ordre toutes les initiales de l’abécédaire. (« Ah ben ça ! Des épisodes fort gouleyants, hardiment illustrés ? Je kiffe ! La même narration, obstinément paraphrasée, que rehausse sa typographie ? Un vrai witz XXL ! Youpi ! Zou !)

ou encore :

Alphabet!

Bénis ce difficile exercice : fabuler, générer historiettes inspirées – jeu kafkaïen, ludique, mais néanmoins opiniâtre, prouesse qui, rayonnant, sera ton unique victoire : witz xylographié, ysopet zutiste. !

Précision peut-être utile : dans le jargon psychanalytique, « witz » est, en gros, un trait d’esprit qui débouche sur un malentendu. En ce qui concerne le corps de l’opus, entre une « anecdote accablante » et un « zézayant zakouski », en passant par une « intromission interdite » ou un « scabreux synopsis », il fait appel, en effet, aux services de polices les plus futées ; et ce pour diversifier le relief de ces séquences tautogrammatiques d’une cruauté parfois insoutenable. Toujours avec ce défi à la brigade des mœurs volontiers pratiqué dans le sérail oulipien où, du contrepet à l’holorime, on brave l’honnêteté avec une allégresse de galopin. Ainsi vit-on sous la plume horgueline l’épilogue d’un drame moderne à connotation vaguement stendhalienne, décliné dans un « fabliau futile » : … Fuir ? Faire fouetter Fabrice ? Fi ! Faisant froidement front, Françoise fignole fissa fellation fatale, façon Félix Faure.  Fatalitas ! Fabrice faiblit, flanche, fléchit – flasque, flétri, flagada : fiasco.

C’est encore avec vaillance qu’Horguelin a le bon goût de raviver la flamme de mots tombés sous la faux des dictionnaires usuels. (Il est vrai que si l’on s’est accoutumé à saluer à grands cris l’apparition des mots nouveau-nés, on se soucie assez peu des pauvres vieux qu’ils envoient au trou). Comme cet antique xénélasie pourtant si furieusement moderne puisqu’il désigne l’expulsion vers leur pays d’origine des étrangers jugés indésirables. Cela dit, ces Alphabétiques sont très vivement déconseillés à toute personne souffrant d’allergie grave au ludisme et aux ruses propres à l’humour oulipien.

Thierry HORGUELIN, Alphabétiques, mis en images par Mathieu LABAYE, Paris, L’herbe qui tremble, 2015, 120 p., 15 €

♦ Écouter Thierry Horguelin parlant d’Alphabétiques sur espace-livres.be :

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