Daniel LAROCHE
Sous le titre Éloge du dépaysement, Nathalie Roelens, professeur à l’université du Luxembourg, nous livre un essai fouillé sur les récits de voyage, de Montaigne à Gracq en passant par Stendhal, auxquels elle oppose le contemporain tourisme de consommation – non sans conclure curieusement sur une apologie de la marche flâneuse… Un moment essentiel dans cet historique : le « Grand Tour » que, leurs études terminées, les fils de riches familles anglaises effectuaient au 18e siècle dans les principales villes du continent, principalement en France et en Italie, en vue d’élargir leurs horizons géographiques, politiques, artistiques et humains. Néanmoins, ce sont bien des écrivains qui, mettant en livres péripéties et impressions, ont donné à cette expérience longtemps élitaire une véritable épaisseur symbolique : « le voyage resémantise les choses, les rend inédites et donc perturbantes à force d’introduire l’insolite dans le prévisible » (p. 75). N. Roelens examine successivement quelques lignes de faîte de ce genre littéraire apparemment mineur, en commençant par l’inévitable intrication entre réel et fiction. Elle dégage ainsi une thèse qui devient peu à peu le fil conducteur de son essai : l’équation entre le voyage physique et la lecture, qui est une évasion mentale.
Plusieurs thèmes-clés sont étudiés successivement, dont le franchissement initiatique de la frontière ou du seuil topographique, avec la déstabilisation qu’il engendre chez le voyageur, qu’il s’agisse de traversée maritime, du passage des Alpes chez Stendhal, des gares chez Proust. Il y a aussi – surtout – la question des différences culturelles, où s’avive la dialectique du même et de l’autre. Ignorance de la langue locale, ethnocentrisme et stéréotypes constituent une sorte de cache qui, de la région ou de la ville visitée, ne livre qu’une appréhension tronquée ou faussée ; ainsi Montaigne tance-t-il ses compatriotes incurieux, tandis que La Fontaine dénonce le chauvinisme français et que Mme de Staël épingle les préjugés Nord-Sud. Hormis l’attrait pour les « curiosités » naturelles ou architecturales – en ce compris le pillage des œuvres d’art ou la sauvegarde du patrimoine –, l’intérêt des voyageurs se concentre sur le comportement des habitants et les relations humaines, dont le motif de l’hospitalité offre un point de condensation notable. L’analyse de N. Roelens le démontre de façon convaincante : le voyageur qui n’exerce pas sur lui-même un travail critique se condamne à une perception superficielle de l’étranger, que résume bien le terme d’« exotisme ».
« Le dépaysement réel ne commencera que lorsqu’on reniera (temporairement du moins) ses origines » (p. 131), ce dont témoignent les héros de Aziyadé (Loti) ou de Graziella (Lamartine), sans oublier Montaigne devenu romain, Stendhal milanais ou Dumas napolitain. Perdant peu à peu son statut de corps étranger, le résident s’abandonne au processus à la fois rare et complexe du « devenir-autre », lequel n’est d’ailleurs pas dépourvu d’ambigüité, dans la mesure où le voyage est avant tout une quête du moi. Ainsi, pour le riche Barnabooth mis en scène par V. Larbaud, le périple en Italie consiste surtout à se libérer des fortes contraintes morales et sociales qui l’entravaient, entreprise facilitée par le cosmopolitisme du personnage. La question qui se pose ici est la délicate distinction entre l’identité culturelle, qui résulte du milieu et de l’éducation, et l’identité personnelle, liée à l’histoire secrète sinon inconsciente de l’individu : sauf cas exceptionnel, seule la première est de nature à se trouver modifiée par le « dépaysement » – alors que, de son côté, le tourisme de consommation laisse le voyageur inchangé… Délaissant la démarche de l’analyse littéraire, le livre s’achève toutefois sur une promotion de la flânerie pédestre à proximité de chez soi, sorte de « post-tourisme » (p. 187) ou de « tourisme créatif » (p. 199) qui vise à retrouver le surprenant au sein de l’environnement banal.
Ce parcours d’un indéniable intérêt est hélas encombré d’une érudition envahissante, qui nuit souvent à la clarté du propos, notamment en ce qui concerne les références théoriques. Un simple chiffre : les notes bibliographiques en fin de volume sont au nombre de 973… Quant au style de l’exposé, il n’a pas toujours l’élégance et la limpidité qu’on aurait souhaitées ; de plus, le texte est émaillé de très nombreuses coquilles, laissant l’impression que la finition de l’ouvrage fut quelque peu précipitée. Nul doute qu’une réédition éventuelle permettrait de remédier à ces quelques défauts.
Nathalie ROELENS, Éloge du dépaysement. Du voyage au tourisme, Paris, Kimé, 2015, 237 p.