Les ravissements d’une rêveuse

Un coup de coeur du Carnet

Corinne HOEX, Valets de nuit, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 160 p., 14 €:ePub : 9.99 € ; Corinne HOEX et Véronique GOOSSENS, Les Mots arrachés, Liège, Tétras Lyre, 2015, s.p., 15 €

hoex-valetsDites 33 et vous rencontrerez autant de personnages dans Valets de nuit, le dernier livre en prose de Corinne Hoex, lesquels vous seront tout dévoués comme l’indique leur titre. Peut-être pas tout le temps, mais en tout cas la nuit, quand vous rêvez. Est-on responsable de ses rêves ? Bien sûr que oui. Inconsciemment sans doute, à ceci près qu’ils correspondent probablement plus à un désir informulé ou informulable qu’au hasard de la position du dormeur ou à la qualité de son matelas. Ce sont ces rencontres furtives, totalement fantasmées ou secrètement souhaitées que nous racontent les trente-trois textes courts, économes, incisifs du volume.

Chaque nuit, la rêveuse – dort-elle vraiment ? – imagine rencontrer un homme différent. Il peut surgir de  son univers familier, être le pompiste souriant qui lui fait le pare-brise, le facteur quotidien, le maître-nageur qui surveille ses ébats dans la piscine, le gardien de musée qui la suit de salle en salle, le cuisinier qui lui livrerait ses meilleures recettes, ou le cambrioleur dont elle ne souhaiterait pas la visite, en temps normal. Les voici métamorphosés ou propices à sa propre transfiguration. Mais notre conteuse va dépasser la frontière du connu lorsqu’elle vise les développements excentriques que lui inspire son imaginaire. Rien ne l’arrête et surtout pas la timidité sinon la décence dans ces rencontres avec les hommes les plus imprévisibles comme avec ceux que l’on croit bien connaître. Le dresseur d’otaries, le géographe, le pirate, l’astrologue ou l’explorateur sont certes des personnages hors du commun de tous les jours. Tout va dépendre de la relation qu’entretiendra avec eux la rêveuse. Mais la surprise, l’étonnement, le frisson sont plus forts quand elle nous emporte au-delà de tout discours connu : en subvertissant le thème annoncé ou gauchissant la première sensation ; en inversant les valeurs objectives et subjectives ou mettant à plat les définitions usuelles. Par exemple, le fourreur, le tailleur, le plagiste sont le lieu d’une hésitation délicieuse entre le contrôle de soi et la provocation, entre l’économie pratique et la tendre violence. Tout cela pour s’arrêter à temps, au moment de l’ultime intime dans les mots sinon dans les actes.

Trente-trois textes donc, titrés et typés, dévolus à un valet de rêve prompt à satisfaire tous les désirs, ou presque. Chacun de ces textes est introduit par une citation en exergue adaptée. La conteuse tient à ses lettres mais aussi à manifester son humour, qui rejaillira d’autant mieux que cette citation se verra accordée au récit qui s’ensuit, ou au contraire, sera tout à fait en décalage. Car tout fait farine au moulin pour reprendre l’une de ces expressions clichées qu’elle aime à retordre. Corinne Hoex a une grande connaissance des références qu’elle se choisit, mais aussi des habitus de ses personnages inspirés du réel et du social environnant. C’est tout cela que magnifie l’écriture, nouvelle à chaque page où le détour est inattendu. Corinne Hoex est poète, ici aussi.

Ses écrits poétiques occupent d’ailleurs la plus grande place dans l’énoncé de ses publications. Voici le moment d’évoquer la douceur violente de son dernier recueil, Les Mots arrachés. Si Hoex met de la poésie dans ses textes narratifs – romans, récits, fables –, elle peut dans ses vers tracer une histoire en filigrane. Ici, la fin d’une histoire, plus précisément. Ces Mots qu’elle nous donne à lire sont ceux d’une vivante qui s’adresse à une mourante, puis à une morte, parce qu’elle aurait voulu les entendre lors de cette ultime rencontre. L’agonie est un arrachement, de l’une et de l’autre. Dans ce huis clos, entre fille et mère, devenu posthume à cause des mots qui ne viennent qu’après, d’abord deviné puis non équivoque, pointent l’émotion, la douleur, mais aussi le soulagement : le vif plaisir/de n’être pas morte. Que la défunte, naufragée, revienne chaque nuit, pesante et monstrueuse, l’avenir est tout de même en vue, avec la délivrance définitive. L’ombre est désormais souriante, malgré la phrase inachevée. Qui ne peut plus faire de mal.

Alors que le rêve d’une femme se contente dans Valets de nuit d’une seule illustration, avec en première de couverture un beau portait de Rops, un corps de femme rond et coquin, Les Mots arrachés, outre les deux couvertures, est richement illustré par Véronique Goossens, de cinq gravures en pleine page.

Jeannine PAQUE

Corinne Hoex parle de Valets de nuit sur espace-livres.be

♦ Corinne Hoex lit un extrait des Mots arrachés sur SonaLitté

♦ Corinne Hoex lit un extrait de Valets de nuit sur SonaLitté