Renaud NATTIEZ, Le Mystère Tintin. Les raisons d’un succès universel, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 370 p., 22 €/ePub : 13.99 €
Qu’elle est ingrate, l’admiration que l’on voue à Hergé, et plus particulièrement à son personnage principal. Voici un énième ouvrage portant sur ce que l’on est en droit d’appeler un monument du patrimoine immatériel belge, et dont l’auteur, pour « des raisons indépendantes de sa volonté », a dû se résoudre de traiter sans aucun appui graphique autre que les couvertures des albums ! Dès lors, l’essai, si pénétrant soit-il, ne s’adresse qu’à un public de fanatiques, ayant quasi mémorisé l’ensemble des cases et des bandes (respectivement désignées par des chiffres arabes et romains) des vingt-quatre titres, ou alors de courageux, qui prendront la peine de se reporter systématiquement à leur précieuse collection pour vérifier la pertinence du propos.
Si l’on prétend cependant hisser le reporter du Petit Vingtième plus haut qu’au rang d’un produit de divertissement et de vente, soit donc au statut d’œuvre majeure, il serait plus que temps d’élargir son droit de reproduction à celui de la citation, et de considérer enfin qu’une vignette, voire un strip, sont des extraits voués au commentaire, non à l’exploitation commerciale indue. L’arrêt de ces crispations permettrait surtout de rendre le jeune homme en culottes de golf à son vrai public – dont fait indéniablement partie Renaud Nattiez – et qui voit dans le héros à la houppe, son cabot, ses acolytes, mêmes ses ennemis, une seconde famille.
Bien qu’il s’en défende, Nattiez s’est livré à un véritable travail d’exégèse de cet univers, afin d’expliquer les raisons d’un succès qui laissait Hergé lui-même pantois. Pas d’appel au biographique, à l’idéologique, au psychanalytique, mais bien un examen serré du texte – car cette bande dessinée, plus qu’aucune autre, en est un, et ô combien exigeant. Pour élaborer sa méthode, Nattiez s’est souvenu de l’étudiant en philosophie qu’il fut dans les années 70, et de la démarche appliquée par Victor Goldschmidt à la compréhension des dialogues platoniciens : c’est le découpage de leur structure qui éclaire leur fonctionnement et éclaire leur sens. Nattiez ajoute :
J’ai ainsi tenté de vérifier, grâce à un suivi page à page du texte, que l’articulation de chaque épisode « accompagnait » l’ascension des héros vers l’objectif recherché, que j’appellerai pour faire simple « la victoire du Bien ».
On le voit, le procédé est très concret, et se base sur un matériau dont, du coup, l’on déplore d’autant plus l’invisibilité – mais enfin, n’insistons pas, cela passerait pour du psittacisme dupondtien. Nattiez s’attache d’abord à débrouiller une équivoque majeure de l’œuvre et du pouvoir de crédibilité qu’on lui prête : doit-on à son sujet parler de réalisme ou de vérisme ? Il tranche en préférant à ces termes l’expression « effet de réel » de Roland Barthes, car elle autorise la part d’invraisemblable et d’irrationalité pure qui fait régulièrement irruption dans les histoires du maître de Milou. Elle fonde surtout la parfaite lisibilité de ces récits, et ici, Nattiez pointe l’un des premiers points cruciaux à l’explication de l’engouement qu’ils suscitent à chaque lecture : « pas tant la nouveauté que le retour du même ! » Ajoutons-y d’autres vertus majeures (une richesse de détails qui attise la curiosité du lecteur, un procédé de récurrence des personnages digne de la Comédie humaine, les liens avec l’actualité et l’histoire, la facilité d’identification du lecteur avec le protagoniste, le sentiment de « sécurité » qui s’installe à sa fréquentation, etc.), et le CQFD de l’équation s’impose : la créature de Hergé était vouée au succès planétaire.
L’originalité du parti-pris synchronique adopté par Nattiez permet, bien mieux qu’un tracé diachronique, de souligner la force de cohésion de l’œuvre hergéen. Ainsi, les premiers albums (Soviets, Congo, Amérique) seront-ils traités en fin de volume, et considérés comme les « gammes » d’un artiste en voie de virtuosité ; ils voisinent avec les ultimes épisodes de la série, étiquetés eux comme « albums déviants », dans la mesure où ils marquent la rébellion passive du globe-trotter bruxellois. Le démiurge a eu la suprême intelligence de comprendre, au seuil de la mort, qu’il valait mieux prendre congé du monde en donnant l’illusion que c’était sa créature qui lui échappait.
Usant d’une écriture à la fois souple et précise, sachant convoquer des références riches (Lévi-Strauss, Resnais) sans pédanterie ni jargon, ponctuant son propos d’anecdotes révélatrices, Renaud Nattiez livre une étude passionnante, et qui va susciter de nouveaux passionnés !
♦ Lire un extrait du livre de Renaud Nattiez, Le Mystère Tintin, proposé par Les Impressions nouvelles