Luc BABA, Elephant Island, Belfond, 2016, 216 p., 17 €/ePub : 11.99 €
Luc Baba est loin d’être un novice dans l’art subtil du roman. Depuis un quinzaine d’années, il nous a donné tout autant de volumes et il s’est construit un univers romanesque bien à lui. Tout le monde me manque, paru en 2008, avait marqué une évolution : devenue un rien plus grave, son écriture avait gagné en maturité, incluant davantage la souffrance et la solitude dans des fictions largement dominées par l’onirisme et le merveilleux. Avec Elephant Island, il revisite le monde de l’enfance en replongeant dans l’actualité troublée des années qui ont entouré la première guerre mondiale et l’entre-deux-guerres.
Débutant sur un fait historique, le roman raconte l’épisode de l’Atlas V, cet exploit de la résistance liégeoise. En 1917, utilisant un remorqueur blindé pour l’occasion, quelques têtes fortes tentent de briser la ligne de front allemande et, forçant les obstacles et bravant les tirs, passent en territoire hollandais avec quelques dizaines d’hommes dans les cales de l’embarcation. Louis, un jeune garçon qui aurait donné tout pour être des leurs, est témoin du départ des héros. Ce moment de bravoure et d’aventure restera gravé en lui et lui sera d’un grand secours lorsque son univers se rétrécira par la suite. Devenus orphelins d’un père tué au front par un obus, l’enfant et sa sœur sont placés en institution par une mère qui sombre peu à peu dans la déraison. Dans le monde glauque des pensionnats, la folie des hommes règne en maître absolu à l’abri des regards, qu’elle soit le fait de surveillants tortionnaires aux pratiques arbitraires ou de bonnes sœurs en charge des jeunes filles et obnubilées par la chasteté. Et pour ceux qui pètent les plombs, il y a encore l’asile et les traitements abrutissants que l’on réserve aux forcenés. Dans ces espaces ceints de murs censés protéger les enfants et dont l’ambiance n’a rien parfois à envier à la terreur que fait régner l’occupant, les enfants découvrent en contrepoids la fraternité entre opprimés et les terribles rêves d’évasion. Pour Louis, cette évasion prend la figure des libres mouvements des étendues d’eau. Premier bateau en titre, l’Atlas V est rejoint par des navires qui arpentent l’océan des songes du jeune garçon pour des expéditions lointaines et mystérieuses, de celles où l’on revient avec honneur et prestige en cas de succès. Et le nom d’Elephant Island, terre lointaine et inaccessible s’il en est, cristallise cette attirance. Le fleuve, puis la mer, c’est l’infini, l’exact contraire de la réclusion, l’aventure qui mettra fin au huis clos. Sorti de pension, Louis n’a de cesse de vouloir en faire sortir ses proches pour retrouver la douceur de l’enfance perdue. Et puis, très vite, il y a l’amour en la personne de Jeannette qui s’y substitue et très vite l’enfant qu’elle lui donne, et surtout cet emploi de journaliste qui lui fait découvrir la magie de l’écriture. Avec sa pratique quotidienne, il s’approprie le pouvoir des mots et les voyages immobiles qu’ils permettent. Il tente de faire sienne la devise de son rédacteur en chef qui lui glisse « N’annonce jamais une triste nouvelle sans allumer un petit feu d’espoir, jamais ! ». Il trouve le moyen de dénoncer les pratiques des pensionnats, les atrocités des colonies pénitentiaires ou bagnes pour enfants et s’ouvre à la diversité du monde des hommes, trouvant une prolongation à ses rêves de périples lointains.
Luc Baba nous a concocté un savant mélange de réalité et de fiction. Le renvoi à des faits d’époque, par touches légères mais réalistes, apporte une dimension d’indéniable intérêt. On y notera par exemple, outre l’épisode de l’Atlas V, l’allusion aux décès en série dans des localités de la vallée de la Meuse prises au piège des fumées des usines qui, sans confiner au régionalisme, atteste de la bonne documentation qui nourrit le récit.
Mais c’est évidemment dans la tonalité du texte et la prose doucement poétique que l’on trouvera une bonne part de la saveur de ce roman. Les personnages de Luc Baba évoluent dans un halo de lumière et leur vitalité, leur résilience leur permettent de surmonter les obstacles et de sortir de situations les plus noires. Dans cette dynamique, le rôle des rêves partagés et de l’écriture est immense et, loin de les isoler, ils contribuent à rapprocher les personnes dans un ailleurs commun qui leur donne la force d’être présents au monde et d’y tenir le rôle qu’ils choisissent. C’est précisément cette forme de décalage permanent qui donne sa magie au roman et qui, combiné à la charge poétique d’une écriture en pleine maturité, en fait une œuvre aboutie et au charme certain.
Thierry DETIENNE