Évelyne WILWERTH, La nacelle turquoise, Ixelles, M. E. O., 2016, 156 p., 16€/ePub : 9.99 €
La nacelle turquoise est un recueil de trois nouvelles qui se déroulent le même jour. Il nous emmène à la rencontre de trois duos d’écorchés vifs, qu’un point commun va réunir.
Nous découvrons ainsi Yanaël, un jeune homme bouleversé par la révélation d’un secret familial, qui espère trouver des réponses auprès de la mystérieuse Angelika. Obsédé à l’idée de comprendre son histoire familiale, il veut à tout prix rencontrer cette Polonaise pour connaître la vérité sur ses origines.
J’en peux plus. Envie d’étrangler ce chaton, et elle aussi, envie de foutre le feu à cette ferme, envie de provoquer un tsunami, et je me lève, renverse ma chaise, jette mes clés de bagnole, jette mon foutu passé, je fonce vers la porte, porte claquée, et je cours, et je cours, et je voudrais hurler, mais aucun son, et cette pluie collante, collante comme leurs non-dits, bande de tarés, m’enfoncer dans la boue et tout oublier, ah je hurle enfin, hurlements de bête blessée, de bête qui va crever, enfin crever… Je m’effondre au pied d’un arbre, je ferme les yeux et une phrase me tombe dessus, coup de massue : « Je ne sais qu’une partie de la vérité ».
Le deuxième duo est formé par Fred et Philomène, surnommée Phil. Fred est un SDF au cœur tendre, qui est arrivé dans sa situation à cause des ses faiblesses et maladresses. Secoué par la disparition de son chat Moka rencontré il y a 2-3 semaines, il parcourt en sens inverse tous les squats dans lesquels ils sont allés tous les deux afin de retrouver sa boule de poils. C’est dans sa quête fébrile qu’il rencontre Phil, cette ado de 11 ans avec ses cheveux acajou et son pantalon 3 fois trop grand pour elle, qui décampe dès qu’elle voit des policiers. Il remarque tout de suite à son désespoir et ses manières bourgeoises que c’est une petite nouvelle dans la catégorie des errants. Sentant que cet oisillon est emprisonné dans une histoire douloureuse, il tente de l’approcher à petits pas.
L’oiseau qui a craché cette histoire d’oreiller. Histoire vraie ? On confond parfois le désir avec l’acte. Mais quel connard je suis. Déposer des fleurettes au lieu de l’apaiser, de lui offrir de la tendresse… Un connard de première classe. Depuis ma naissance. En plus, Phil a pu… après avoir expulsé ce… cet épisode, elle a pu détaler, perdre la tête, foncer dans une connerie fatale, et moi je suis ici comme un débile, un handicapé du cœur, une larve, jamais je ne… elle ne reviendra pas.
Le dernier duo est celui de deux voisines quinquagénaires que tout oppose : Églantine et Bérengère. Églantine est une grande perche déjantée qui aime écouter de la musique fort et enchaîne les relations amoureuses foireuses avec des hommes aux cheveux flashy. Bérengère est une architecte brillante désormais pensionnée, attachée à son univers intérieur bien rangé et habitée par la violence de sa dernière rupture amoureuse. Églantine prépare son déménagement pour suivre le nouveau projet professionnel vague de son « chien fou » du moment, Bryan. Bérengère est soulagée par le départ de sa bruyante voisine. Cependant, toutes les deux sont mal dans leur peau. Toutes les deux ont besoin de parler. L’une a besoin de se poser, de s’ancrer ; l’autre a besoin de partir. Et ce n’est pas toujours celle que l’on croit…
Je pousse la porte des toilettes du rez-de-chaussée et je me fige. Qu’est-ce que j’entends ? Des gloussements ? Encore cette poule qui… Non, pas des gloussements. Des pleurs. Par saccades. Des pleurs qui traversent le mur entre sa salle de bain et mes toilettes. Elle a dû trop boire, cette femelle. Vite, qu’elle déguerpisse à jamais. J’ai tellement envie de calme. Mais je reste figée comme un mannequin. À nouveau une salve, qui semble surgir du plus profond, des fibres du cœur, ou du ventre, ou de l’âme si elle en possède une. Je n’ai plus qu’un désir, monter dans ma salle de bain, or quelque chose me paralyse. Comme si ses larmes avaient atteint ma cuirasse… Comme si une de ses larmes s’infiltrait dans ma moelle.
La particularité de La nacelle turquoise est que, dans chaque nouvelle, l’histoire avance dans l’ordre chronologique en alternant le point de vue de chaque personnage à la première personne du singulier et l’intervention à la troisième personne d’un narrateur externe. Cet enchevêtrement de courts monologues intérieurs composés de nombreuses phrases juxtaposées et de points de suspension donne un rythme haletant aux trois nouvelles, d’autant plus qu’il n’est pas directement expliqué au lecteur ce que vivent les personnages. C’est au fur et à mesure de la lecture que l’on est amené à assembler les pièces du puzzle afin de comprendre l’enjeu dramatique pour chaque héros, et d’aboutir à une fin juste pour ces personnages qui le sont tout autant.
Séverine RADOUX