Un coup de coeur du Carnet
Nicolas MARCHAL, Le Grand Cerf, Neufchâteau, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2016, 164 p., 14€
Lui, il est écrivain. Ou plutôt Écrivain. Même que son premier roman a été salué par la critique. Et ce n’est pas rien, un succès critique pour un premier roman ! Alors forcément, ça met de la pression pour le deuxième : après l’exploit, il s’agit de ne pas décevoir. D’ailleurs, il a déjà envoyé un début de manuscrit à des éditeurs parisiens. Donc prestigieux. Oh, bien sûr, ça ne sera pas son Grand Roman, mais pour ça il a encore le temps. Il a encore beaucoup de chefs-d’œuvre à écrire alors pour le Grand Roman, celui qui le fera entrer au Panthéon des Grands Écrivains, il devra encore attendre. Évidemment, ce serait certainement plus facile si sa chère épouse adorée ne l’embêtait pas toujours avec ses préoccupations basses de petite-bourgeoise. Et puis ce bébé qui braille sans cesse ! Et qui réclame sans se lasser cette ridicule comptine qui vante les mérites d’un grand cerf qui vient en aide à un stupide lapin. Qui voudrait y croire ? Alors que l’Écrivain aimerait tant raconter à son fils une merveilleuse histoire de son cru mais non, décidément non, l’enfant réclame à corps et à cris le grand cerf.
Face à tant de brutalité culturelle et pour lutter contre l’aspirateur rouge, l’Écrivain quitte tout et part, sans se retourner, à l’aventure retrouver sa Muse, la sacro-sainte Inspiration. Après un ou deux tours du pâté de maisons, c’est sûr, il sera prêt pour son roman. D’habitude, il parcourt les bois mais là, impossible : la chasse (au cerf) est ouverte. Et qu’est-ce qu’il déteste les chasseurs ! Ces rustres incultes !
Tout ça ne serait pas si compliqué si un éditeur parisien le découvrait. Et venait le supplier de rejoindre son écurie d’écrivains de génie. Mais bien sûr, les éditeurs mettent parfois du temps à comprendre. Proust lui-même s’est vu refuser l’entrée à la NRF ! Et Proust, quand même, ce n’est pas rien. Alors il attend. Il attend une lettre, LA lettre, qui ne vient pas. Ou plutôt qui se fait attendre. À moins qu’elle ne soit déjà arrivée ? Ce serait donc le facteur, ce stupide bipède grassouillet sudoripare et insignifiant, qui profiterait de sa position stratégique pour intercepter les courriers des braves gens ! Cet homme est le Mal absolu. Le Malin en personne. Qu’à cela ne tienne, il y aura lutte ! Et un Écrivain, ça lutte avec des armes d’écrivain : en écrivant un roman. Pour combattre les facteurs, les chasseurs et leurs grands cerfs et les aspirateurs rouges.
Un auteur en mal d’éditeur. Le sujet a été si souvent traité que l’on aurait pu croire qu’il était épuisé. Mais c’était sans compter sur Nicolas Marchal et son Grand Cerf, paru chez Weyrich. 164 pages intenses, un bonheur de lecture. Ne cherchez pas les longueurs, il n’y en a pas. La cadence est soutenue, c’est grandiloquent à souhait. L’attention du lecteur est maintenue à chaque chapitre, sous peine de manquer une variation plus loufoque – ou plus proche du réel – que la précédente. Le risque avec une telle écriture est que l’intrigue tourne en rond, que le rythme se perde – ou fatigue – au bout de quelques dizaines de pages seulement. Mais ce roman a cette qualité qu’il ne faiblit pas et tient toutes se promesses. Et c’était sans doute là la principale difficulté avec un texte de ce calibre : garder le rythme de cette dynamique enivrante. Car l’auteur met la barre haut en débutant son récit avec un chapitre endiablé. Le lecteur s’attend à une rupture stylistique radicale ou – malheur ! – une baisse de régime progressive ; il sortirait de ce livre déçu. Mais rien de tout cela : Le Grand Cerf est à la hauteur, à chaque chapitre. C’est décapant, détonnant, étonnant. Chaque chapitre apporte son lot de variations – subtiles parfois mais indispensables toujours – qui font progresser le récit peut-être à l’insu du lecteur. En délicatesse avec ses gros sabots, Nicolas Marchal brosse le portrait drôle et touchant d’un écrivain qui voit sans doute la vie avec un peu trop de majuscules.
Je ne sais pas si c’est un futur Prix Nobel. Ni même si les jurés des prix d’automne seraient sensibles à ce livre. Pas sûre non plus que ça soit le Grand Roman. Mais c’est un roman génial. Il y a un style, une patte, un rythme, de l’humour, de l’autodérision, en un mot : du génie. Et vous savez quoi ? C’est du belge. Évidemment que c’est du belge, ça ne peut être que du belge. Un auteur belge et un éditeur belge pour un roman belge. Folie et génie : le duo gagnant.
Né en 1977, Nicolas Marchal est professeur de français dans le Namurois. Il est également critique pour Le Carnet et les instants depuis plusieurs années déjà. Son premier roman, Les conquêtes véritables paru en 2008 aux Éditions namuroises (et réédité en 2015 chez Diagonale), a obtenu le Prix Première de la RTBF en 2009. Depuis, il a publié La tactique katangaise (La Muette, 2011) et Agaves féroces (Aden, 2014). Le Grand Cerf est son quatrième roman.
Audrey CHÈVREFEUILLE
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